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L’Empereur et le Croissant : La tentation orientale de Napoléon

Louis Blin, Napoléon et l’islam, Éditions Erick Bonnier, 22/10/2025, 300 pages, 22€

Un conquérant qui s’approprie la rhétorique du Coran, un chef d’État qui rêve d’ordre social, un exilé qui relit le monde depuis un rocher : l’islam, chez Napoléon, n’est ni simple décor ni simple ruse. Dans cet essai magistral, Louis Blin suit la trace d’une fascination née dans les lectures, éprouvée en Égypte comme dans un laboratoire à ciel ouvert, puis relancée à Sainte-Hélène. Cet ouvrage s’inscrit comme un volet d’un triptyque passionnant consacré aux grandes figures du XIXe siècle face à l’Orient, venant compléter les analyses que l’auteur a déjà livrées dans Victor Hugo et l’islam et Lamartine passeur d’islam. Entre utopie de rapprochement, ésotérisme maçonnique et identification prophétique, l’énigme napoléonienne devient ici un révélateur : celui de l’Empereur… et de nous.

Avant l’Égypte : l’Islam « intérieur » et le modèle du législateur

À l’origine de cette passion singulière, l’auteur identifie une fracture identitaire doublée d’une soif d’ailleurs. L’analyse ancre la genèse du tropisme oriental dans les tourments du jeune Napoleone di Buonaparte, insulaire déraciné, Toscan de culture, dont l’étrangeté au monde français nourrit une identification aux marges. L’adolescent, en quête de légitimité, tourne son regard vers la Méditerranée du Sud, berceau de sa propre culture et contrepoint fantasmé à une métropole qui le rejette. L’islam, dans cet imaginaire en construction, apparaît moins comme une théologie que comme une promesse d’ordre, une énergie virile, une architecture sociale capable de régénérer les peuples.

Cette vision utilitaire et politique du religieux porte l’empreinte indélébile des Lumières, et singulièrement celle de Jean-Jacques Rousseau. Louis Blin démontre avec brio comment le futur Empereur absorbe la leçon du Contrat social : la religion constitue le ciment indispensable de la Cité, l’outil du Législateur par excellence. Là où le christianisme sépare le temporel du spirituel et divise l’allégeance du citoyen, l’islam séduit le jeune officier par sa cohérence unitaire, sa fusion du civil et du sacré. Il étudie le Coran traduit par Savary, annote l’histoire des Arabes de Marigny, s’imprègne de la figure du Prophète conquérant et législateur.
Une interrogation vertigineuse surgit alors dès les années de formation : un Français peut-il être musulman ? Pour Bonaparte, l’universalisme révolutionnaire doit pouvoir englober l’Orient sans le nier. Il perçoit dans le monothéisme strict une rationalité supérieure au dogme trinitaire catholique, qu’il juge encombré d’intermédiaires et de mystères irrationnels. Cette adhésion intellectuelle prépare le terrain : avant même que la flotte ne quitte Toulon, l’islam existe chez Bonaparte comme une potentialité politique, un modèle de leadership charismatique, une solution à l’anarchie révolutionnaire.

1798 – 1799 : L’Égypte, scène d’une double initiation

L’ouvrage plonge ensuite dans l’épreuve du réel : le « Voyage en Orient » transforme le texte en territoire. L’expédition d’Égypte, cette audace stratégique, devient sous la plume de Louis Blin une quête initiatique, un pèlerinage aux sources de la gloire et de soi-même. L’auteur décrypte comment Bonaparte, en débarquant à Alexandrie, active une véritable « politique musulmane ». Il ne s’agit plus seulement de conquérir, mais de convaincre, de fusionner, de s’inscrire dans la continuité de l’histoire islamique pour mieux la détourner à son profit

Louis Blin avance ici une hypothèse forte, mais très discutable : et si cette campagne constituait, au-delà de sa visée géopolitique, une vaste entreprise maçonnique ? Bonaparte vogue vers Alexandrie entouré d’un état-major saturé de « Frères » — de Kléber à Menou — transformant l’armée d’Orient en une loge itinérante. L’analyse de l’épisode de la Grande Pyramide s’avère particulièrement pénétrante. L’auteur décrypte un article du Moniteur relatant une « entrevue » fantasmée entre Bonaparte et des muftis au cœur de la pyramide de Khéops. Il interprète cette mise en scène comme un récit codé d’initiation, saturé de symboles (la voûte, la résurrection, la lumière). Dans cette lecture, l’Égypte devient la terre mère d’une connaissance ancienne que le futur Empereur vient reconquérir, la tolérance maçonnique pavant la voie à une ouverture vers un islam perçu comme un monothéisme rationnel compatible.

La mise en scène atteint son intensité maximale dans les proclamations et les gestes. Bonaparte se fait « Ali Bonaparte », se coiffe du turban, célèbre la naissance du Prophète avec une ferveur qui déconcerte ses propres soldats. Il emprunte les formes et le style du texte sacré, affirmant aux oulémas d’Al-Azhar : « Dites au peuple que nous sommes aussi de vrais musulmans ». L’auteur souligne la sincérité paradoxale de ces instants : l’acteur croit à son rôle, le conquérant se laisse séduire par l’austérité noble des cheikhs, par la simplicité du dogme.

Après l’ivresse : Le Prophète comme modèle à Sainte-Hélène

L’illusion, pourtant, se fracasse sur le réel. La fuite en avant de la conquête brise la séduction. L’auteur narre l’engrenage fatal : l’incompréhension radicale des Égyptiens face à cet envahisseur qui prétend les libérer, la révolte du Caire, la répression sanglante qui profane la mosquée Al-Azhar. Louis Blin opère ici une rectification essentielle : contrairement à une lecture simpliste, l’islam n’est pas la cause de la résistance, mais son langage. Le refus est politique, patriotique face à l’agression étrangère, mais il s’exprime à travers le cadre social et vocabulaire de la foi. Le « Sultan El-Kébir » se mue alors en « Abū Nār », le maître du feu.
L’échec militaire et le retour en France n’éteignent pas la flamme. À Sainte-Hélène, l’exilé rouvre le dossier, et Louis Blin capte avec finesse cette persistance rétrospective. C’est là que la figure de Mohammed prend toute son ampleur. Napoléon, libéré des contingences du pouvoir, s’identifie vertigineusement au fondateur de l’islam. Il défend le Prophète avec véhémence contre les caricatures de son temps, critiquant le Mahomet de Voltaire qu’il juge indigne car il travestit un grand homme d’État en imposteur vulgaire.
Pour l’Empereur déchu, Mohammed incarne l’archétype du « Grand Homme » : celui qui, en dix ans, a conquis la moitié du globe et refondé le monde. Bonaparte admire chez le Prophète ce qu’il a ambitionné pour lui-même : la fusion du sabre et de la loi, du chef de guerre et du législateur. Cette fascination va jusqu’à la mimesis : en se rêvant « Mahomet d’Occident », Napoléon projette sur l’Orient son propre désir de puissance absolue. L’islam qu’il décrit à ses compagnons d’exil est un islam épuré, débarrassé du clergé et centré sur l’unité divine. C’est, en définitive, le reflet flatteur dans lequel le conquérant corse contemple son propre destin prophétique inachevé.

L’ouvrage se clôt sur la transformation de cet épisode en mythe et sur son effacement progressif. La mémoire nationale française, en construisant le roman de l’égyptomanie scientifique et artistique, a soigneusement épuré la dimension islamique de l’aventure. Louis Blin interroge ce silence avec force. En restituant à l’Empereur sa complexité, son italianité culturelle et son islamité revendiquée, l’auteur offre une méditation puissante sur la capacité d’intégration de la France et sur ses blocages contemporains. Il révèle un Napoléon précurseur, homme de l’entre-deux, dont l’universalisme, même armé, cherchait à embrasser l’Orient plutôt qu’à le nier.

Louis Blin signe ici l’un un essai historique stimulant, pulvérisant les idées reçues pour nous offrir un Napoléon inédit, intime et vertigineux, dont l’écho spirituel n’a pas fini de résonner dans notre modernité.

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