Louis Blin, Lamartine, passeur d’islam, Erick Bonnier Éditions, 05/11/2024, 500 pages, 25 €.
À l’ombre des grands récits orientalistes du XIXe siècle, où l’exotisme et l’altérité étaient souvent des miroirs déformants renvoyant les préjugés occidentaux, l’ouvrage de Louis Blin, Lamartine passeur d’islam, vient avec une pertinence singulière. Il résonne d’une profondeur à la fois historique et spirituelle en décryptant un aspect méconnu de la pensée du célèbre poète : sa fascination pour l’islam. L’auteur – ancien diplomate –, dont le précédent ouvrage consacré à Victor Hugo et l’islam (mention spéciale du Prix de la Grande Mosquée de Paris) nous avait déjà ébloui par sa méthode et de son angle d’approche, se penche cette fois sur Alphonse de Lamartine avec une acuité qui renouvelle notre perception de l’homme, de l’œuvre, et de la relation complexe entre le christianisme et l’islam dans l’imaginaire du XIXe siècle. Il ne se contente pas de mettre en lumière la dimension spirituelle de Lamartine, il examine aussi comment ses rencontres avec l’Orient, et notamment sa confrontation avec l’islam, ont influencé sa vision de la politique, de la société et de l’humain. L’ouvrage se lit comme une enquête captivante, à travers laquelle on découvre un Lamartine insoupçonné, traversé de contradictions, mais toujours en quête de sens.
Un orientalisme ambivalent : entre émerveillement et instrumentalisation coloniale
Dans l’imaginaire collectif, l’orientalisme romantique reste souvent associé à une quête d’exotisme, à la fascination pour les paysages et les mœurs des contrées lointaines. Les œuvres de François-René de Chateaubriand, Théophile Gautier, Gustave Flaubert, ou Gérard de Nerval, pour ne citer qu’eux, ont souvent été analysées sous ce prisme. Louis Blin, sans nier la part d’émerveillement présente chez Lamartine, prend le soin de mettre en évidence l’ambivalence de sa démarche en soulignant que son intérêt pour l’Orient ne se limite pas à une simple attraction esthétique, mais qu’il est aussi traversé de tensions profondes liées aux enjeux géopolitiques de l’époque. En effet, Lamartine aborde l’Orient avec un questionnement métaphysique intense, et c’est précisément cette recherche spirituelle qui l’attire vers l’islam, dont il souligne la conception rigoureuse du monothéisme. Pour autant, comme le montre Louis Blin avec force détails, il ne parvient pas complètement à se défaire d’une vision occidentale du monde, et, notamment, de son rapport à la colonisation. Il se situe sur une ligne de crête, partagé entre une authentique empathie pour l’altérité et la conviction que le modèle européen est appelé à se diffuser universellement, même s’il dénonce la brutalité et les injustices qui accompagnent l’expansion coloniale. On décèle une forme de paternalisme teinté d’idéalisme dans sa vision, qui le pousse à envisager un Orient « régénéré » par l’influence de la pensée européenne et des valeurs qu’il considère comme les siennes. Il y a un aspect messianique dans cette posture, qu’il met au service de son propre humanisme universaliste. Il perçoit le christianisme, et par extension la culture européenne, comme une matrice susceptible de réformer la foi islamique et les sociétés qu’elle a engendrées. Cette ambivalence est constitutive de l’orientalisme, nous rappelle Louis Blin, et elle doit être comprise comme telle, non pas seulement comme une contradiction interne à l’œuvre, mais comme le symptôme d’un imaginaire occidental qui se construisait alors au contact de l’Autre.
Un dialogue interreligieux, ou une projection de soi ? Le jeu des interprétations
La démarche de Lamartine, bien que par certains aspects empreinte de son propre système de pensée, n’en demeure pas moins une tentative, peut-être maladroite mais réelle, de dépassement des antagonismes religieux. Il est indéniable que ce dernier interprète l’islam à travers le prisme de sa quête spirituelle, de son questionnement sur l’unité divine et de sa propre sensibilité religieuse, qu’il qualifie, rappelons-le, de « rationalisme chrétien ». Il en vient donc à privilégier ce qui fait écho à sa propre quête, comme le souligne Louis Blin, ce qui le rapproche d’une certaine forme de déisme. Cette lecture subjective l’amène par exemple à insister sur la ressemblance des figures d’Abraham chez les chrétiens et les musulmans, sur l’unicité et l’immatérialité de Dieu dans les deux religions et, bien sûr, sur l’exemplarité humaine de Muhammad, interprétée à la lumière de l’enseignement du Christ. C’est comme si Lamartine cherchait à retrouver dans l’islam une forme de christianisme originel, non dénaturé par les constructions dogmatiques et les dérives institutionnelles de l’Église. Toutefois, cette interprétation personnelle peut aussi être perçue comme une forme de dialogue interreligieux « avant la lettre », comme une tentative de jeter des ponts entre des traditions souvent présentées comme antagonistes. On comprend que l’auteur ne porte pas un jugement tranché et qu’il tend davantage à interroger qu’à conclure. Sa vision de l’islam est une étape essentielle vers une plus grande compréhension du lien entre foi et raison, et entre les différentes formes de religiosité. Dans ce dialogue avec l’islam, il semble rechercher un écho de son propre cheminement spirituel, une confirmation que sa quête personnelle s’inscrit dans une dimension universelle. Le dialogue interreligieux tel qu’il est envisagé par Louis Blin chez Lamartine est avant tout une quête intérieure qui se manifeste à travers un travail d’interprétation du texte et de la culture de l’autre. Cette posture, on le verra, a des conséquences importantes sur sa perception du Prophète, mais aussi, plus largement, sur sa vision de la relation entre le christianisme et l’islam.
Les références hugoliennes et le contexte du XIXe siècle : vers un humanisme universel
Il est important de souligner que la filiation entre Lamartine et Hugo ne se limite pas à une simple similitude de vues. Elle s’inscrit dans un contexte intellectuel et spirituel plus vaste. Louis Blin nous rappelle à juste titre que Lamartine a ouvert la voie, et surtout le cœur, à des auteurs comme Victor Hugo, qui a été plus loin dans son acceptation de l’islam, mais dont l’œuvre témoigne aussi de contradictions internes liées à son rapport à l’Orient, entre fascination et instrumentalisation. On peut citer à titre d’exemple le poème « L’An neuf de l’Hégire » et certains passages de La Légende des siècles où Victor Hugo salue la figure de Muhammad avec un respect et une fascination qui témoignent d’une influence évidente de Lamartine. Dans ce dernier recueil, il s’inspire de la Sīra pour créer un tableau d’un Muhammad à la fois prophète, homme de guerre et législateur, et à travers sa biographie, c’est aussi un message de tolérance et de fraternité qu’il cherche à transmettre. Les figures de Muhammad ou de Moïse, qui occupent une place importante dans son œuvre, prennent ainsi une dimension universelle, comme des modèles pour une humanité en quête de sens. L’œuvre de Louis Blin, en croisant les approches biographiques et littéraires, permet de replacer ces deux auteurs dans un contexte intellectuel commun, où les questions religieuses, politiques et spirituelles se croisent et s’alimentent mutuellement. Il est également important d’appuyer sur l’influence des Lumières et du mouvement romantique dans sa pensée. L’ouvrage de Louis Blin montre comment Lamartine est à la fois héritier des Lumières par sa croyance dans la raison, et un homme du romantisme par son intérêt pour les émotions et la transcendance. Les références à Voltaire et à Rousseau soulignent à quel point Lamartine s’inscrit dans son époque, tout en la dépassant par sa conception plus ouverte et plus sensible des religions. Mais contrairement à ces figures de la pensée des Lumières, dont la critique de la religion relève d’une logique de déconstruction et de relativisation, Lamartine cherche des points d’ancrage pour une fois qu’il ne parvient pas à abandonner, même dans sa forme déiste.
Le poids du contexte historique : la tentation de l'impérialisme
La quête spirituelle de Lamartine s’accompagne d’une réflexion sur le rôle de la France dans le monde et sur le devenir des peuples d’Orient. Louis Blin examine le contexte géopolitique de l’époque : les enjeux de la colonisation, les rivalités entre les puissances européennes, les tensions entre Orient et Occident. L’ouvrage souligne que l’intérêt pour l’Orient, chez les romantiques comme chez les hommes politiques, n’est pas dénué d’enjeux liés à l’expansion coloniale. L’ouvrage souligne parfaitement combien Lamartine, bien que fasciné par la spiritualité de l’islam, reste influencé par les discours de son temps, notamment dans sa vision d’un Orient à régénérer par l’Europe, dans l’idée qu’il se fait de la mission « civilisatrice » de son pays. Si Lamartine se fait l’écho d’une mission civilisatrice de la France, il n’en partage pas les arguments les plus brutaux, et s’écarte de la pensée de certains de ses contemporains en la matière. L’ouvrage montre comment il s’éloigne peu à peu du discours colonial de son époque, notamment après son expérience du terrain lors de son voyage en Orient, et que cette évolution doit être prise en compte pour mesurer son ambivalence. Il dénonce ainsi les brutalités et les injustices liées à l’expansion territoriale des puissances européennes, tout en tentant de justifier par ailleurs l’entreprise coloniale comme le résultat d’une nécessité historique. Il y a une dimension tragique dans ce déchirement : chez Lamartine, l’homme politique peine à suivre les intuitions de l’humaniste et à s’abstraire du poids d’un impérialisme dont il a pu mesurer les dérives.
Le voyage intérieur : à la découverte de l’altérité en soi
Si l’on peut pointer l’ambiguïté de son rapport à la colonisation, Louis Blin restitue avec finesse la manière dont Lamartine a su dépasser, à travers son voyage, une vision figée de l’Orient et de ses habitants. Il convient d’ajouter que ce voyage a une dimension initiatique, car elle lui permet d’entrer en contact avec des réalités nouvelles, de confronter ses préjugés à la diversité des cultures et des religions. L’auteur montre bien comment l’expérience du voyage modifie en profondeur le regard de Lamartine, le conduisant à une forme d’éveil spirituel, où la rencontre avec l’islam devient une porte d’entrée vers une compréhension plus profonde de soi-même et de sa propre culture. Il nous rappelle aussi l’importance que prenait l’esthétisme romantique dans cette approche, dans le rapport que Lamartine accorde à la beauté des lieux et des traditions, mais aussi, au son même de la langue arabe qu’il perçoit à travers les versets du Coran. Le désert, la prière, les rencontres avec les musulmans, tout contribue à forger une sensibilité particulière chez Lamartine. Il perçoit l’islam comme une religion profondément ancrée dans le spirituel, en accord avec sa propre nature contemplative, ce qui explique en partie sa fascination.
La rationalité de l'islam, entre adhésion et interprétation subjective
Si son cœur penche vers le spirituel, Lamartine n’en demeure pas moins un héritier des Lumières, pour qui la raison est une boussole essentielle. Louis Blin nous montre comment Lamartine s’attache à souligner les aspects rationnels de l’islam : l’unité divine, le rejet de l’idolâtrie, l’insistance sur la responsabilité de l’homme face à ses actes. Il y trouve des échos à sa propre vision d’un christianisme dénué de superstitions et d’intermédiaires entre l’homme et Dieu. En récusant ainsi les dogmes et les institutions du catholicisme traditionnel, Lamartine s’approche d’une forme de déisme qui le conduit à voir dans l’islam une voie possible vers le divin, sans pour autant se convertir. Il en résulte une lecture subjective, qui a pour effet de minimiser les singularités propres à l’islam pour les intégrer dans son système de pensée. Cette appropriation, comme le montre l’auteur, n’est pas exempte de contradictions. Cependant, elle témoigne aussi d’une démarche intellectuelle originale qui dépasse le simple exotisme, car elle ouvre une perspective intéressante sur la possibilité d’une approche comparative des religions.
La nécessité d'une approche nuancée
Lamartine passeur d’islam est une excellente invitation à une réflexion critique sur l’orientalisme, le dialogue interreligieux, les enjeux du colonialisme, l’idéalisme romantique, le rapport entre la politique et la religion. En s’appuyant sur une connaissance très fine des textes et du contexte historique, Louis Blin nous livre un nouvel ouvrage original et pertinent, qui renouvelle notre compréhension de Lamartine et de son rapport à l’islam. Il nous invite surtout à adopter une approche plus nuancée et moins dogmatique des questions identitaires et religieuses, et à regarder le passé non pas avec nostalgie ou complaisance, mais comme une source de réflexion pour mieux éclairer notre présent. Ce que l’auteur souligne en creux, c’est la nécessité, aujourd’hui plus que jamais, de sortir des lectures dogmatiques, de dépasser les préjugés, pour aller à la rencontre de l’altérité dans un esprit d’ouverture et d’écoute. On peut affirmer qu’à travers la figure de Lamartine et sa relation à l’islam, Louis Blin nous adresse un message d’une grande actualité, qui mérite d’être entendu et débattu.
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