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Louis Blin, Victor Hugo et l’islam, Éditions Erick Bonnier, 21/09/2023, 1 vol. (390 p.), 22€.

Lislam est la plus complète négation de l’Europe, l’islam est le fanatisme” écrivait Ernest Renan, contemporain de Victor Hugo. Le rapport de l’auteur de La Légende des siècles à cette religion et à ses adeptes est alors complexe, changeant, fait de découvertes, de contradictions et même de préjugés tenaces.
C’est ce parcours fascinant, encore jamais exploré dans toute son amplitude, que retrace Louis Blin dans son essai innovant Victor Hugo et l’islam publié chez Erick Bonnier. Spécialiste reconnu du monde arabe, l’auteur nous livre une analyse inédite et novatrice des liens entre la spiritualité du poète et celle de l’islam.
En effet, l’apport décisif de cet ouvrage est d’être le premier à explorer de façon approfondie toute la complexité des relations entretenues par Victor Hugo avec l’islam, depuis les préjugés islamophobes de sa jeunesse, jusqu’à la fascination assumée de sa maturité. Là où la critique s’est cantonnée à survoler le sujet, pointant çà et là quelques références sans en tirer de perspective d’ensemble, Louis Blin se livre à une enquête exhaustive, compulsant méticuleusement toute l’œuvre pour reconstituer la genèse de ce rapport singulier.

Les préjugés de jeunesse : de l'ignorance à l'hostilité

Dans une première partie nourrie et fouillée, Louis Blin revient longuement sur l’ignorance et les préjugés du jeune Hugo à l’égard des musulmans. Influencé par ses lectures de Chateaubriand et de la presse philhellène, mais aussi profondément marqué par l’air du temps de la Restauration et de la monarchie de Juillet, périodes durant lesquelles il compose ses premiers écrits, le poète des Orientales livre une vision exotique et hostile du monde arabo-musulman.
À travers de nombreux exemples et analyses textuelles étayées, l’auteur montre que l’islam reste avant tout pour le Hugo des années 1820-1830 un simple décor lointain et fantasmatique. Une sorte de repoussoir culturel bon tout au plus à émailler ses vers d’une touche d’orientalisme atmosphérique. Certes, dans quelques poèmes, Hugo plaide pour un rapprochement pacifique entre chrétiens et musulmans. Mais derrière cet appel à la tolérance religieuse affleurent encore les préjugés tenaces hérités des Croisades, qui font des Ottomans les héritiers sanguinaires d’un islam conçu avant tout comme religion guerrière et oppressive.
De fait, Louis Blin met bien en lumière à quel point, aussi bien dans Les Orientales que dans ses prises de position politiques de l’époque, Victor Hugo véhicule une vision essentialiste et sommaire de l’islam, indissociable selon lui de la “barbarie” ottomane. Dans son analyse, le soutien appuyé du poète à la sanglante conquête coloniale de l’Algérie prend valeur de symptôme. Commentant avec enthousiasme les massacres et la politique de la terre brûlée menée par les généraux Bugeaud ou Pélissier, Hugo donne libre cours aux préjugés les plus éculés sur les Arabes, amalgamés aux “Turcs”, et sur les musulmans, perçus comme des êtres archaïques et inférieurs. Signe que l’œcuménisme affiché du poète trouve ici ses limites : son humanisme se révèle à géométrie variable, réservé aux peuples jugés “civilisés”, quand les musulmans restent exclus du cercle de la communauté humaine et renvoyés du côté de l’altérité radicale.

Le lent cheminement vers la spiritualité musulmane

Mais le grand intérêt de l’analyse de Louis Blin est de mettre en lumière, preuves à l’appui, comment le regard de Victor Hugo sur l’islam va sensiblement évoluer une fois le poète parvenu à maturité.
Dans un chapitre vivant et documenté, l’auteur montre que plusieurs facteurs vont contribuer, dans les années 1840-1850, à modifier progressivement la vision que Hugo porte sur cette religion. D’abord, sa soif intarissable de spiritualité, exacerbée par le traumatisme de la mort de sa fille Léopoldine. Cherchant des réponses au-delà des dogmes établis, Hugo se met à explorer des pans entiers de croyances jusqu’alors ignorées, depuis le bouddhisme jusqu’à l’occultisme en passant par l’ésotérisme musulman.
Mais ce sont surtout ses lectures approfondies du Coran qui provoquent une révélation et lui font découvrir, fasciné, la beauté envoûtante et les trésors cachés de ce texte fondateur de l’islam. Louis Blin analyse finement, citations à l’appui, l’adhésion croissante de Hugo aux premiers essais de traduction française du livre sacré, où il pressent très vite une parenté avec sa propre quête spirituelle. De même, les biographies de Mahomet d’Alphonse de Lamartine, et dans une moindre mesure d’Alexandre Dumas, lui révèlent une facette insoupçonnée du prophète de l’islam, bien loin des clichés médiévaux sur l’imposteur ou le chef de guerre sanguinaire.
L’auteur met donc en lumière l’influence croissante de ces lectures et le lent cheminement intellectuel de Hugo vers une compréhension plus sensible et plus respectueuse de l’islam comme source de spiritualité. Bien sûr, fidèle à lui-même, le poète n’avance pas en ligne droite : des réminiscences de préjugés ressurgissent çà et là, pendant ses séances de spiritisme ou encore lors de la sanglante révolte antibritannique de Djeddah en 1858. Mais dans l’ensemble, le rapprochement est bel et bien amorcé durant cette période charnière. Au fil des ans, Hugo développe une véritable fascination pour l’islam, qu’il ne considère plus seulement comme une altérité lointaine, mais comme un univers culturel et cultuel avec lequel il peut trouver des résonances.

L'apogée : la place de l'islam dans "La légende des siècles"

Le sommet du livre est sans conteste le chapitre passionnant et fouillé que Louis Blin consacre aux sublimes poèmes dédiés à l’islam dans le chef-d’œuvre de Victor Hugo, La légende des siècles. En disséquant avec virtuosité et force détails la facture et les sources composites de ces trois textes majeurs, l’auteur met brillamment en lumière leur puissante singularité formelle et la densité de leur message humaniste et spirituel.
Avec un sens remarquable de la narration, Louis Blin nous fait d’abord revivre toutes les circonstances de la genèse de “L’An neuf de l’Hégire“, poème vibrant qui retrace les ultimes moments du prophète de l’islam. Privilégiant les analyses textuelles serrées, appuyées sur les manuscrits et une connaissance intime de l’œuvre, l’auteur relève les influences croisées qui travaillent Hugo au moment de composer ces alexandrins magistraux. Mais Louis Blin met en lumière le prodigieux travail d’appropriation et de transfiguration poétique réalisé par Hugo, qui réussit le tour de force de restituer toute la dimension spirituelle, et presque christique du trépas de Mahomet, avec une empathie et une intensité littéraire saisissantes. Bien plus qu’un pastiche ou un collage intertextuel, “L’An neuf de l’Hégire” apparaît ici comme un vibrant hommage au prophète et au mystère de sa foi.
Changeant habilement de focale, l’auteur propose ensuite une tout aussi passionnante archéologie du non moins complexe poème “Le Cèdre”. Retraçant la généalogie symbolique de cet arbre mythique dans l’imaginaire biblique et coranique, Louis Blin décrypte les strates successives de sens qui s’accumulent dans ce texte visionnaire. Car derrière l’anecdote première du cèdre s’arrachant sur ordre du calife Omar au tombeau millénaire d’Ève à Djeddah pour aller ombrager Jean l’évangéliste à Patmos, c’est bien toute une synthèse grandiose qu’ambitionne Victor Hugo. Reliant l’aube de l’humanité à l’apocalypse dernière, l’Orient ancestral au messianisme chrétien, la Genèse au Coran et à l’Évangile, ce poème condense avec une force hallucinatoire les trois monothéismes en une même quête spirituelle.

Une fascination pour l'islam

Au terme de son analyse fouillée, Louis Blin ne peut que constater l’indéniable fascination de Victor Hugo – comme Goethe avant lui – pour certains aspects clés de la spiritualité musulmane. En poète visionnaire autant qu’en penseur à la soif intarissable de sacré, il se sera nourri tout au long de sa vie des sources vives de l’islam, au point d’en faire une composante à part entière de son univers mental et créatif.
Revenant en détail sur les poèmes et les écrits de maturité de Hugo, l’auteur montre bien que le rapport du poète à l’islam, s’il recèle encore des zones d’ombre, n’en est pas moins fait d’une intense curiosité intellectuelle et d’un respect croissant. Au-delà du dogme ou de la pratique religieuse des musulmans, reste surtout aux yeux de Hugo cette dimension lyrique, poétique et mystique, où il se reconnaît pleinement et dont il s’inspire allègrement.
En homme de lettres fasciné par la beauté envoûtante de la langue arabe, il pressent aussi, bien avant nos contemporains, le formidable pouvoir d’incantation du texte coranique. Comme en attestent ses propres essais pour traduire ou imiter en alexandrins certains versets, Hugo est sans doute le premier auteur français à avoir perçu dans le Coran bien plus qu’un bréviaire ou un recueil de lois, mais une authentique œuvre poétique.
De même, l’itinéraire du prophète Mahomet, de son appellation divine à sa mort christique sublimement relatée, ne cesse de nourrir l’inspiration du poète. Longtemps prisonnier, comme beaucoup de ses contemporains, du mythe de l’imposteur sanguinaire forgé dès les Croisades, Hugo réhabilita en vers magnifiques la figure de cet illuminé “possédé par le désert”, capable d’être tour à tour berger et législateur, homme d’État visionnaire ou chantre inspiré.

En un mot, tout un versant de la trajectoire intellectuelle de Hugo est aimanté, voire “habitée”, par cet islam longtemps fantasmé, et désormais mieux connu dans ses arcanes. Au crépuscule du siècle et du romantisme, le poète des Contemplations sut ainsi renouer le fil ténu qui relie sur le plan métaphysique l’élan mystique d’un soufi épris d’absolu, et la quête effrénée d’infini d’un enfant du siècle occidental. Et c’est là tout le propos et tout l’enjeu de l’ouvrage : retracer le lent cheminement intellectuel et spirituel qui, des années plus tard, conduira l’écrivain à une fascination assumée pour l’islam et son prophète. En dressant ce tableau en demi-teinte, fait d’errances et de repentirs, Louis Blin restitue toute la complexité des positions de Victor Hugo. Ni procès en sorcellerie, ni panégyrique béat : le lecteur sort de ces pages avec une compréhension affinée et une vision très incisive de l’évolution sinueuse du poète sur cette question. Un éclairage précieux sur un pan méconnu de la personnalité de cette figure majeure de notre patrimoine littéraire. Entre le Victor Hugo qui conspuait naguère la “barbarie mahométane” et celui qui pleure en vers sublimes la mort du “divin Mahomet”, l’écart est celui d’un abîme que ce livre passionnant aide à combler.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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