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Il serait malhonnête de dire au lecteur que chaque livre de cette collection est meilleur que le précédent, s’il les lit, comme moi, dans l’ordre alphabétique du nom de l’auteur. Ce serait faux – tous sont excellents et très différents les uns des autres – et j’ai résisté lors de leur lecture à l’autre tentation, celle de partager directement sur les réseaux sociaux les nombreuses citations recopiées. Et encore, me suis-je restreint à relever des extraits, parfois assez longs, et non à recopier l’intégralité de ces ouvrages. Toutefois, le livre de Mathieu Terence m’a paru, de la collection, le plus sombre et le plus englobant sur le monde actuel. Servi par un style incisif, Du ressentiment ausculte avec une précision de médecin légiste le mal de notre époque : le patient croit encore à la salvation alors que le mal est déjà généralisé. Mais de l’envie, péché attribué à l’essayiste, au ressentiment, quels seraient les liens ?
Le mal vient de plus loin. L’auteur relève avec justesse que l’envie est « le seul péché qui ne peut faire ressentir aucune jouissance. Rien ne l’assouvit, c’est une bouche qui se dévore sans cesse » (p. 27). Elle est aussi un des péchés auquel succombe le diable. Car il l’affirme sans sourciller dès le début, « je crois à l’existence du diable » (p. 12). Du diable, il est question dans cet essai ; en le lisant, j’avais en tête Al Pacino dans « L’Associé du diable », démon au sommet du monde à la tête d’une société d’avocats, mais qui se confond dans le métro avec le commun des mortels. Précisément, « le diable se bâfre de notre certitude de nous tenir à l’écart de lui » ; Baudelaire déjà, dans son poème en prose (presque une nouvelle) « Le Joueur généreux », sentait que « la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! ».
Le diable existe, invisible, parmi nous, corrompant d’autant mieux nos mœurs et nos cœurs que nous n’y croyons plus. « Si “Dieu est mort”, le diable prospère » (p. 23). Envieux, il s’est donné du mal pour façonner les hommes à son image. Tandis qu’il « dérivait dans le désert » (p. 12), Jésus a résisté aux assauts du démon. Mais le mal a depuis « changé de visage ». La tentation dans le désert « éclaire les raisons qui ont fait de l’Envie l’adjuvant décisif de l’époque moderne sous la forme du ressentiment » (p. 12). Remarquable trouvaille ! De l’envie au ressentiment, l’humanité consumériste sombre, chacun regrettant ce qu’il n’a pas, reprochant à l’autre ce qu’il possède, et même ce qu’il est. Car « l’envieux est rongé par la rage de s’approprier ce qui lui paraît lui revenir et qui, par malchance ou par injustice bien sûr, est le propre d’un autre » (p. 36), ce qui engendre le ressentiment. Quand l’avoir et le paraître remplacent l’être, le devenir, la cendre de la rancœur le nourrissent. Pour l’envieux, « se battre pour quelque chose veut dire se battre contre ceux qui pourraient l’avoir. “Se battre” est encore trop, pour lui qui vit sa mélancolie comme le supplément d’âme assorti à sa garde-robe ». (p. 57-58).
Cette vision sans concession du monde contemporain rejette, dos à dos, capitalisme et communisme, qui « broient la personne dans le creuset de la société qu’ils génèrent » (p. 92). Dans ce monde global, « désormais l’alimentation, les loisirs, les mœurs […], les médias de gouvernement uniformisent voire confondent des milliards d’individus à un rythme jamais observé » (p. 62). L’envieux n’entre en relation à l’autre que pour nourrir sa rancœur de ce qui lui échappe, mais ce qui lui échappe, c’est ce que l’on voit partout. « Tous différents, certes, mais de la même façon ». (p. 62)
Il est facile de constater, que nos villes mêmes finissent par se ressembler, illuminant des mêmes enseignes nos visages ébahis de consommateurs babas. Dans la ville de province où je rédige cette chronique, l’expression extatique se lit partout à la perspective que puisse un jour s’installer en centre-ville une célèbre enseigne de mauvais cafés édulcorés et hors de prix. Mais puisque les autres dans les plus grandes villes, à la télévision, s’y rendent, tout le monde demande sa part, puisque « la mode est le premier commandement à suivre » (p. 62). Dans un système pyramidal, celui qui est au milieu regarde au-dessus de lui, tout en jetant des coups d’œil inquiets en dessous. « Obtenir que celui à qui on accorde des miettes se voit comme privilégié aide à se réserver le plat de résistance en entier » (p. 65).
À la lecture de ce livre, les solutions ne sont pas nombreuses, en dehors de tout renverser. Les arts, bien sûr, la philosophie, la littérature, et cet hommage final, appuyé et remarquable à un « poème politique » (p. 101), le film de Robert Bresson, « Le diable », probablement. Peut-être plus encore que par l’éducation, ce sont les artistes qui élèvent les consciences et dessillent les regards, rendant, enfin, l’humanité libre, délivrée de l’envie et du ressentiment. « La vexation qu’inflige l’indépendance à la servitude volontaire est cuisante » (p. 87).

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

Terence, Mathieu, « Les sept péchés capitaux. L’envie : du ressentiment », Le Cerf, « Les sept péchés capitaux », 04/02/2021, 1 vol. (128 p.), 12,00€

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