Temps de lecture approximatif : 3 minutes

Subilia, Anne-Sophie, L’épouse, Zoé, 25/08/2022, 1 vol. (220 p.), 17€.

 

Anne- Sophie Subilia, enseignante et auteure, d’origine suisse et belge, vit à Lausanne, après avoir enseigné au Québec. Elle anime des ateliers d’écriture sur le lien entre le corps et le lieu. Le titre de son nouveau roman, en désignant une fonction, connote une dépendance, et laisse la porte ouverte à bien des interprétations.
Il faut au lecteur les quinze premières pages pour découvrir l’identité de celle que l’auteure désigne par « Elle » ou « La femme ».

En suivant, fin 1973, son jeune mari, délégué de la Croix Rouge en mission au Proche-Orient, Piper Desarzens semble avoir renoncé – avec son nom patronymique – à son passé de traductrice, au confort de son milieu d’origine, et même à certaines formes de libertés. Elle se retrouve prisonnière de sa solitude dans une maison de location, jouxtant un terrain en friche : « La maison, c’est comme si elle avait émergé du sable sous la forme d’un cube et qu’elle s’était durcie naturellement à l’air. Elle est sable et celui-ci entre par tous les côtés. »

La femme du délégué humanitaire ne cherche pas à accéder au toit-terrasse, elle pourrait y voir les camps de réfugiés de l’UNRWA (United nations Relief and Work Agency for Palestine Refugees) et pourtant : « C’est beau à voir, la mer en liberté, la ligne d’horizon paisible et l’étendue de sable qui va loin de part et d’autre de Gaza… »

Sans autre fonction que l’attente, dans la lumière ambrée de ce pays où tout lui est étranger, prisonnière de sa solitude et de ses craintes, elle s’invente des activités, se réjouit chaque fin de semaine des rencontres au Beach Club, ritualisées et superficielles On y échange ses souvenirs, ses expériences et ses livres, et on y entretient, entre pairs, la confortable certitude d’appartenir à une caste privilégiée.

Les absences de son mari pour des missions de plus en plus lointaines se répètent. Il ne dit mot de ses visites dans les prisons israéliennes où croupissent des Palestiniens : « Gaza, Ber Sheva, Naplouse, Hébron, Jénine…, il a mis par écrit ses impressions. Les récits qu’elle découvre l’effarent. »

Captive, elle l’est aussi de ce pays sous d’incessantes tensions, où le regard des hommes sur le corps féminin est une menace, et où l’on se heurte sans cesse à la présence arrogante de l’occupant israélien.

Dans ce récit actualisé par l’emploi du présent, ponctué de multiples références temporelles, la moindre action s’étire, le plus petit déplacement se colore d’aventure et d’exotisme. Entre les trop rares moments d’euphorie, Piper se sent gagnée par le désœuvrement et une mélancolie que rien n’endigue, même pas le temps consacré à son corps et à ses toilettes,

Elle cherche pourtant à approcher son environnement, aimantée par la mer et les visages de rencontres, fascinée par la beauté farouche de ces territoires bibliques, marqués du sceau de conflits perpétuels.

Anne-Sophie Subilia suit son personnage pendant quelques mois, dans l’abîme de son quotidien comme dans ses escapades touristiques. La simplicité du style, sa fluidité, sa poésie, la richesse évocatrice des descriptions subliment le récit. Ils animent le marché palestinien, font un petit éden du jardin créé par Hadj, le vieil arabe, nous livrent la noblesse d’un monastère orthodoxe sur les flancs du mont Sinaï, la misère d’une cabane de pêcheurs, ou l’opulence agressive de Tel-Aviv. On pense à Georges Perec, tant la plume est précise dans la description des menus évènements qui font le quotidien. Mais on peut aussi bien penser à Rudyard Kipling, tant elle restitue avec brio l’atmosphère des réunions d’expatriés, entre alcools forts sous les pergolas, ou au restaurant, à Jérusalem, autour du merlot local estampillé Domaine de Latroun.

Piper fuit tout engagement sur cette terre en souffrance. Elle veut juste chercher à échapper à la vacuité de sa propre existence. D’ailleurs, peut-on se donner bonne conscience en câlinant une orpheline, en recherchant la trace d’un vieillard prisonnier, ou en offrant une boîte de crayons de couleurs à une écolière aux pieds nus ? Tentatives dérisoires, vouées à l’échec, de prendre une part de la misère d’un peuple. Tout aussi inutiles que les actions du Comité International de la Croix Rouge. « Le CICR ne pourra empêcher la destruction des cabanes, même arbitraire. Il pourra en revanche fournir un abri provisoire, des vivres, de l’eau, du lait en poudre, un stock de couvertures. »

Le beau roman d’Anne-Sophie Subilia, à travers la vie d’un couple d’expatriés, nous renvoie le conflit israélo-palestinien en pleine figure. L’auteure ne juge pas. Elle observe, lucide et distante, le trouble de son personnage, celui de son mari qui sombre dans l’alcoolisme, témoin muselé en terre étrangère, du drame qui oppose deux peuples frères, dans l’indifférence coupable du monde occidental. Et son récit ne dédouane personne, même pas Piper dans ses élans de générosité, épisodiques et maladroits. Il s’achève en novembre 1974. Le 22 de ce même mois, le peuple palestinien se voyait reconnaître le droit à la souveraineté et à l’indépendance nationale par l’assemblée générale de l’ONU.

Nous connaissons la suite : elle s’inscrit sous les tentes, dans les sables sous le souffle chaud du khassim, dans les villages rasés et les colonies luxuriantes.

Picture of Chroniqueuse : Christiane Sistac

Chroniqueuse : Christiane Sistac

NOS PARTENAIRES

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Littérature méditerranéenne

Comments are closed.