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Vincent Ortiz, L’ère de la pénurie : capitalisme de rente, sabotage et limites planétaires, Le Cerf, 08/02/2024, 1 vol. (199 p.), 20€

L'ère de la pénurie : un paradoxe capitaliste

L’abondance matérielle, promesse phare du capitalisme, semble aujourd’hui vaciller. Face aux crises énergétiques, à la flambée des prix et aux menaces environnementales, le spectre de la pénurie hante de nouveau les sociétés occidentales. Mais cette rareté est-elle un phénomène naturel et inéluctable, ou le produit d’un système qui prospère sur la frustration des besoins ? C’est à cette question fondamentale que s’attaque Vincent Ortiz dans L’ère de la pénurie, offrant une critique incisive du capitalisme et de son rapport à la rareté. Loin d’être un accident conjoncturel, la pénurie est ici analysée comme une condition structurelle d’un système qui maximise ses profits en organisant et en légitimant le manque.

Sabotage stratégique et économie de la rareté : Déconstruire le mythe de l'abondance

L’abondance matérielle, pierre angulaire du discours capitaliste, se révèle être un mirage soigneusement entretenu. Vincent Ortiz, s’appuyant sur les analyses de Thorstein Veblen, démontre que le capitalisme prospère non pas sur la satisfaction des besoins mais sur leur frustration. Le moteur de ce système n’est pas la maximisation de la production, mais le “sabotage stratégique“, une “réduction consciente de l’efficacité” orchestrée par les oligopoles pour restreindre l’offre et maintenir des prix artificiellement élevés. “Il est impossible, si l’on garde en tête les saines maximes de l’entreprise, de laisser les forces industrielles se déployer et produire ce dont le pays a besoin, […] donner libre cours à la production serait ruineux pour le business“, écrit Thorstein Veblen, dévoilant la logique perverse qui sous-tend le capitalisme.
Vincent Ortiz décrypte les mécanismes de ce sabotage, qui se manifeste à travers la cartellisation, les fusions-acquisitions, l’obsolescence programmée et l’allocation des ressources vers des produits sous-optimaux. Il met en évidence la sous-utilisation chronique des capacités productives dans les économies occidentales, preuve tangible de la restriction volontaire de l’offre. L’indice de “l’utilisation des capacités” devient un outil précieux pour mesurer le degré de “sabotage quantitatif” à l’œuvre.
Le “sabotage qualitatif” est plus insidieux, se traduisant par un gaspillage permanent et une frustration chronique des besoins. L’auteur analyse l’industrie militaire américaine, qui privilégie des avions de combat coûteux et technologiquement sophistiqués, mais peu performants sur le terrain, au détriment d’un appui aérien plus efficace. La course à l’innovation technologique devient un prétexte pour gonfler les profits, sans réelle amélioration de la sécurité.
L’industrie pétrolière offre un exemple paradigmatique de cette économie de la rareté. Depuis ses débuts, elle s’est organisée en cartels pour contrôler les gisements et maintenir des prix élevés, instrumentalisant les conflits géopolitiques pour justifier la restriction de l’offre. Le choc pétrolier de 1973 et l’invasion de l’Irak en 2003 sont analysés comme des opérations de “sabotage stratégique” visant à maximiser les profits des multinationales.
Ainsi, la pénurie n’est pas un accident conjoncturel, mais une caractéristique intrinsèque du capitalisme, un outil de domination et d’accumulation pour les “intérêts établis” qui prospèrent sur le manque.

L'instrumentalisation de l'écologie : Néo-malthusianisme et naturalisation de la pénurie

Le capitalisme de la rareté, pour perdurer, doit légitimer la pénurie qu’il organise. C’est là qu’intervient l’instrumentalisation d’une partie de l’écologie politique, celle qui se focalise sur les limites physiques des ressources et naturalise la rareté. Vincent Ortiz décortique cette tradition néomalthusienne, qui, de Thomas Malthus au Club de Rome, a fourni un argumentaire précieux pour justifier la restriction de la production et la hausse des prix.
Le néo-malthusianisme, obsédé par le spectre de la surpopulation et de l’épuisement des ressources, présente la pénurie comme une fatalité naturelle, occultant les mécanismes sociaux et économiques qui la produisent. L’accent mis sur les “limites planétaires” et l’imminence du “pic pétrolier” sert à naturaliser les stratégies de “sabotage” des oligopoles et à dépolitiser le débat sur la répartition des richesses.
L’essayiste met en lumière les affinités électives entre cette écologie et le néolibéralisme, qui convergent dans la promotion du “capital naturel” et des “services écosystémiques” comme nouveaux terrains de spéculation financière. La marchandisation de la nature, présentée comme solution à la crise environnementale, sert en réalité à renforcer le pouvoir des acteurs économiques dominants et à légitimer la financiarisation de la planète.
L’auteur déconstruit le mythe de l'”Anthropocène“, qui attribue la crise écologique à l’espèce humaine dans son ensemble, occultant les responsabilités spécifiques des classes dominantes et du système capitaliste. Ce discours dépolitisant conduit à des solutions d’adaptation et de restriction imposées aux populations, sans remettre en cause les structures de production et les rapports de force qui les sous-tendent.

Le triomphe du néolibéralisme vert : Privatisation, financiarisation et "signal-prix"

L’idéologie néomalthusienne a préparé le terrain pour le triomphe du “néolibéralisme vert“, qui s’est imposé comme la solution hégémonique face à la crise environnementale. Vincent Ortiz démontre comment les institutions internationales, sous l’influence des acteurs économiques dominants, ont joué un rôle central dans ce processus. La privatisation des ressources, la financiarisation de la nature et la mise en place d’un “signal-prix” censé guider les comportements individuels sont devenues les piliers de cette nouvelle gouvernance écologique.
L’auteur s’attarde sur le cas de l’Union européenne, dont l’obsession pour la concurrence a conduit au démantèlement des monopoles publics d’énergie. La libéralisation du marché de l’électricité, imposée par les directives européennes, a engendré une hausse artificielle des tarifs, tout en renforçant le pouvoir des multinationales fossiles. Le cas d’EDF, contrainte de céder une partie de sa production nucléaire à prix coûtant à ses concurrents privés, est emblématique de ce processus de privatisation larvée.
Il critique également la taxe carbone, instrument phare du néolibéralisme vert, qui fait peser le poids de la transition écologique sur les consommateurs, en particulier les plus modestes, sans toucher aux profits des pollueurs. “C’est le rôle de l’État d’assurer lui-même la mise en valeur des grandes sources de l’énergie : charbon, électricité, pétrole, ainsi que des principaux moyens de transport : ferrés, maritimes, aériens“, déclarait De Gaulle à la Libération. Un cadre aujourd’hui démantelé, sous la pression de l’Union européenne et avec le soutien d’une partie du mouvement écologiste.
L’auteur met en évidence les limites du “signal-prix” comme vecteur de changement social. Face à la résistance des classes populaires, qui refusent de payer la facture de la transition écologique, et à l’opportunisme des élites économiques, qui s’adaptent au nouveau contexte en cherchant à maximiser leurs profits, le “néolibéralisme vert” se révèle incapable de répondre aux défis environnementaux. Il ne fait que renforcer les inégalités et légitimer la financiarisation de la nature, sans remettre en cause les structures de production et les rapports de force qui sont à l’origine de la crise écologique.

Le capitalisme face au changement climatique : Risques et opportunités

Le changement climatique, loin de menacer le capitalisme, offre de nouvelles opportunités d’accumulation pour les acteurs économiques dominants. Vincent Ortiz analyse ce rapport ambivalent, soulignant que la crise environnementale, tout en engendrant des risques, permet un redéploiement du capitalisme vers des secteurs lucratifs.
L’auteur met en évidence le rôle croissant du secteur financier dans la gestion des risques climatiques. L’assurance, les fonds d’investissement “verts” et les produits dérivés indexés sur des facteurs climatiques connaissent une expansion fulgurante, tirant profit de l’incertitude et de la volatilité engendrées par le réchauffement climatique.
Les multinationales de l’énergie, après avoir longtemps nié le changement climatique, s’adaptent à la nouvelle donne en investissant dans les énergies renouvelables, tout en conservant un pied dans le secteur fossile. Le discours sur le “pic de la demande” pétrolière est analysé comme une stratégie de communication visant à légitimer cette transition profitable et à maintenir le contrôle sur les marchés énergétiques.
Vincent Ortiz souligne que la raréfaction des ressources, loin de menacer les oligopoles qui les contrôlent, renforce leur pouvoir de marché et leur capacité à dicter les prix. L’épuisement des ressources naturelles devient un prétexte pour justifier la restriction de l’offre et l’augmentation des prix, intensifiant le caractère inflationniste du capitalisme.
Enfin, l’auteur met en garde contre l’illusion d’une transition écologique pilotée par le marché. Face à l’opportunisme des élites économiques et à la complexité des enjeux climatiques, il appelle à une écologie politique plus radicale, qui s’attaque aux fondements du système productif et s’affranchisse des solutions fondées sur la financiarisation de la nature.

Pour une écologie politique de la production

L’ère de la pénurie est un ouvrage salutaire qui éclaire les mécanismes cachés du capitalisme de la rareté. Il appelle à une écologie politique qui s’attaque aux fondements du système productif, en dépassant la simple dénonciation du “consumérisme” et en reconnaissant la centralité des conflits de classe.
Vincent Ortiz plaide pour un retour du politique et de l’intervention étatique, notamment par la nationalisation des secteurs clés de l’énergie et des transports. Il appelle à une remise en cause du cadre européen, dont les directives libérales ont conduit à la privatisation des ressources et à la hausse des prix.
Il est temps donc pour l’écologie de s’affranchir des instrumentalisations néolibérales et de s’attaquer aux véritables responsables de la crise environnementale. Le livre de Vincent Ortiz – brillant essayiste – offre une contribution essentielle à ce combat.

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