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Aymen Daboussi, Les carnets d'El-Razi

Aymen Daboussi, Les carnets d’El-Razi, traduit de l’arabe (Tunisie) par Lofti Nia, Philippe Rey / Barzakh, 05/10/2023, 1 vol. (221 p.), 20€

Avec Les Carnets d’El-Razi, Aymen Daboussi signe un premier roman coup de poing, radiographie grinçante de l’âme tunisienne doublée d’une expérience littéraire radicale et visionnaire. Dans un style incandescent, l’auteur explore les frontières de la folie ordinaire et invite à une plongée métaphysique dans les abîmes de la psyché humaine.

Le cri d'un écrivain iconoclaste

Tout est corrompu, abandonnons la grammaire / Aujourd’hui l’éloquence est dans l’incorrection“. Ainsi parlait Al-Maari, poète abbasside du XIe siècle, cité à dessein dans Les Carnets d’El-Razi, premier roman stupéfiant du psychologue et écrivain tunisien Aymen Daboussi. Incorrection de la langue, subversion du réel, goût du blasphème : l’auteur déploie une écriture de la transgression pour donner à voir l’envers du décor, la face obscure d’une Tunisie gangrénée par l’hypocrisie et la superstition. Fiction teintée d’autobiographie, ce récit halluciné propulse le lecteur dans l’univers mental d’un psychanalyste à la dérive, aux prises avec ses propres démons. Sous couvert d’une chronique de la folie ordinaire, Aymen Daboussi signe une œuvre profondément dérangeante, miroir sans concession de l’âme humaine. À travers une analyse fine du style, des thématiques et des ressorts narratifs du roman, cette chronique se propose d’éclairer le lecteur sur les multiples facettes de ce texte inclassable, tout en évitant soigneusement de trahir ses plus sulfureux secrets.

L'hôpital El-Razi, métaphore d'une société tunisienne à la dérive

En choisissant pour cadre l’hôpital psychiatrique d’El-Razi, où il a lui-même exercé pendant six ans, Aymen Daboussi donne d’emblée à son récit une portée symbolique. Microcosme à l’image du pays tout entier, l’établissement apparaît comme le réceptacle de toutes les névroses d’une société tunisienne minée par le conservatisme religieux, la misère affective et la violence des rapports de domination. “El-Razi regorge de cas semblables“, note le narrateur à propos d’une patiente régulièrement tabassée par son mari. Corruption du personnel soignant, tyrannie des psy – médecins, traitements inhumains : la description clinique de l’asile à ciel ouvert vire au cauchemar orwellien. “On sait ce qu’on fait“, martèlent les infirmiers en passage à tabac. Pourtant, au sein de ce théâtre de la cruauté, des êtres cabossés mais attachants trouvent encore la force de rire et d’aimer. Portrait tout en clair-obscur, la chronique de la vie à El-Razi oscille constamment entre tendresse et férocité, empathie et dérision mordante. “Dans de très rares cas, et puis je me suis abstenu, me contentant de lui affirmer que non, la folie n’était pas contagieuse“, note le narrateur à propos d’un patient persuadé d’avoir contracté la schizophrénie. Sous la plume de l’auteur, l’humour le dispute à l’effroi, pour mieux exorciser l’horreur du réel.

Une écriture de l'excès, entre réalisme cru et délire visionnaire

Servie par une langue jouissive, volontiers triviale, l’écriture d’Aymen Daboussi frappe par sa puissance d’évocation. L’auteur ne recule devant aucun excès pour dépeindre la réalité abjecte de l’hôpital, des corps souffrants et des esprits aliénés. Scènes de bastonnade, étreintes rageuses dans les toilettes, détails scabreux : la plume du romancier fouille les plaies de l’âme humaine, sans aucune pudibonderie. “Seule la pauvreté est scandaleuse, et elle est verte“, écrit-il à propos d’un paysan rongé par le désespoir. Au fil du récit, le style mue, épouse les circonvolutions mentales du narrateur lui-même gagné par la folie. La prose réaliste des premiers chapitres cède progressivement la place à une logorrhée hallucinée, une éjaculation de mots ponctués de visions cauchemardesques et de dialogues surréalistes – avec un lézard “psychanalyste lacanien” ou le fantôme de Frantz Fanon. Les phrases s’allongent, le rythme s’emballe, les délires mystiques et les considérations métaphysiques se télescopent, jusqu’à l’apothéose d’un Jugement dernier loufoque et trash, où Dieu prend les traits d’un Michael Jackson au “piercing vert à la lèvre inférieure“. Par cette audace stylistique, ces ruptures de ton et cette inventivité verbale, Aymen Daboussi semble vouloir dynamiter les codes du roman, pour mieux faire voler en éclats le vernis des conventions sociales et du prêt-à-penser. Cette écriture de la désintégration progressive, qui épouse intimement la “fêlure” du narrateur, évoque les expérimentations d’un Hubert Selby Jr (Last Exit to Brooklyn) ou d’un Michel Houellebecq à ses débuts.

En définitive, Les Carnets d’El-Razi se présente comme une œuvre protéiforme, riche de sens et de symboles, qui se prête à de multiples niveaux de lecture. La force de ce premier roman réside dans sa capacité à embrasser des registres a priori opposés – chronique sociale réaliste et délire mystique, bouffonnerie et tragédie métaphysique – pour les fondre en un alliage littéraire d’une stupéfiante nouveauté. C’est tout le talent d’Aymen Daboussi que de réconcilier le haut et le bas, le trivial et le sublime, l’ancrage local et la portée universelle, au sein d’une œuvre aussi abrasive que profondément humaniste.

Un premier roman total, existentiel et métaphysique

Au-delà de sa dimension reflet, miroir sans concession d’une société tunisienne déboussolée, Les Carnets d’El-Razi se veut une œuvre totale, portée par un souffle puissamment métaphysique. Derrière la peinture hilarante et grinçante du petit théâtre des folies humaines, Aymen Daboussi sonde l’inconscient universel et ausculte l’âme du monde. Sa méditation sur le Mal, les ténèbres de la psyché et l’inexorable solitude de l’homme face à l’absurde n’est pas sans rappeler les visions d’un Emil Cioran. “Avant l’invention des neuroleptiques, la psychiatrie n’était presque rien. Après l’invention des neuroleptiques, la psychiatrie est devenue moins que rien“, assène le narrateur dans une formule désespérée. Sur un mode tantôt tragique, tantôt burlesque, Aymen Daboussi met en scène la déréliction d’un monde sans Dieu, livré à la folie meurtrière des Adorateurs du Néant. La quête désespérée d’un sens, la tentation du suicide philosophique, le vertige du chaos et la révolte métaphysique innervent le roman, tendu entre bouffonnerie ubuesque et questionnement existentiel. “Mais qui s’occupera de lui quand je serai plus là ?“, s’interroge un père désemparé face à son fils déficient. Par ce cri, l’auteur perce le mur de la dérision pour toucher à l’universel, et réactiver les grandes interrogations de la condition humaine. Fable noire, délire mystique, tragédie burlesque : Les Carnets d’El-Razi se lit comme une Divine comédie des temps modernes, plongée hallucinée dans l’enfer des vivants.

Un "ogre verbal" nommé Aymen Daboussi

Radical, iconoclaste, visionnaire : le premier roman d’Aymen Daboussi ne ressemble à aucun autre. Porté par une langue incandescente et peuplé de créatures inoubliables, ce livre-monde sonde la part d’ombre de l’homme, sans jamais perdre l’humour ni le sens du rocambolesque. Entre deux visions d’apocalypse, l’auteur glisse une scène hilarante ou un dialogue surréaliste, et électrise chaque page par son sens du loufoque et son goût du blasphème. Ogre verbal, styliste-équilibriste, Aymen Daboussi dynamite la langue, et fait voler en éclats les frontières du réel. Cette liberté de ton, cette puissance visionnaire et cet art du grotesque rappellent la folie flamboyante d’un Lautréamont ou d’un Artaud. Œuvre protéiforme, kaléidoscopique, Les Carnets d’El-Razi ouvre une voie nouvelle pour le roman de langue arabe et révèle un écrivain singulier, qui écrit comme on hurle, comme on rit, comme on pleure. Attention, talent monstre.

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Chroniqueur : Raphaël Graaf

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