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Ces dernières années, faisant rapport des conflits qui, au Moyen-Orient, opposent combattants islamistes, sunnites, chiites, turcs, druzes, russes ou israéliens, les médias nous ont familiarisés avec ce nom de “Druzes’” sans que le téléspectateur ne sache quelles sont les particularités de cette religion issue, en 1017, de l’islam Shi’ite et qui comprend, aujourd’hui, environ 1 million de fidèles répartis essentiellement en Syrie, au Liban, en Israël, et auxquels s’ajoute une diaspora implantée notamment en Argentine, aux USA, en Australie…
Le professeur Wissam Halawi enseigne à l’université de Lausanne l’histoire sociale et religieuse de l’Islam et des mondes musulmans. Son livre “Les Druzes aux marges de l’Islam” paru au premier trimestre 2021 aux Éditions du Cerf, a pour sous-titre “Ésotérisme et normativité en milieu rural du XIV au XVIe siècle”. Dans cet ouvrage limpide dans son style, clair dans son exposé, érudit dans son contenu, le professeur nous apprend que le druzisme fut fondé par une école de théologie rationaliste qui refusait le sens apparent du Coran et qui préféra s’attacher à son interprétation allégorique pour rendre au Coran sa valeur ésotérique plus proche de la Vérité révélée. Révélée aux Initiés, mais pas aux “Ignorants” (terme dépourvu de tout sens péjoratif. Tout “Ignorant” étant appelé, après l’âge de 40 ans, à devenir Initié).
Le professeur Halawi nous apprend (ou nous rappelle) que la religion druze est une branche de l’Ismaélisme séparé du chiisme au VIIIe siècle qui reconnaissait Ismaël comme le dernier des imams apparu sur terre. L’imam ismaélien Hamza ibn’ Ali (985-1021), né en Perse actuelle, est considéré comme le fondateur du druzisme et fut l’auteur principal des manuscrits druzes (Épîtres de la Sagesse). Lui-même se considérait comme “l’Incarnation de l’Intellect universel et de l’âme du monde”. C’est cet imam, Hamza, qui a donné toute sa valeur à la “Vérité intérieure révélée, et c’est lui qui aura la charge de rétablir la justice divine sur terre le Jour de la Résurrection”.
Le professeur W. Halawi réserve cependant l’essentiel de son étude au plus vénéré des Druzes, l’émir Al-Sayyid (1417-1479), homme des montagnes syriennes, théologien et commentateur des “Épîtres de la Sagesse” dont le tombeau au Liban reste un lieu de pèlerinage de tous les Druzes. Ceux-ci considèrent l’émir Al-Sayyid comme le modèle de la vertu, du savoir et de la justice, modèle pouvant être imité par les seuls Initiés qui ont la connaissance de l’ésotérisme religieux et possèdent les aspects juridiques qui en découlent. Quelques rares Initiés deviennent ascètes ; ceux-là sont allés plus loin dans la connaissance de la Vérité.
Dans une première partie, l’auteur étudie l’histoire du druzisme médiéval et la construction de cette figure locale de sainteté que représente l’émir Al-Sayyid. Étude d’autant plus difficile qu’après sa mort “la sainteté de Al-Sayyid prend des formes multiples en harmonie avec la vision et les préoccupations divergentes de ses biographes”. Le professeur W. Halawy nous rappelle que Lamartine, après et avant bien d’autres, a été frappé par le fait que la pratique des Druzes se distingue aussi par le caractère ésotérique et initiatique de leur religion sacrée, qui veut se protéger d’un environnement musulman (notamment sunnite) qu’ils estiment hostile. Ainsi, pour protéger la révélation de toute impureté, de toute hostilité, les Initiés pratiquent la “taqiya” (la dissimulation) : garder les formes extérieures de l’islam par crainte de représailles, mais maintenir sa foi druze en son for intérieur. Du fait de leur goût ou de leur intérêt, parfois vital, à garder leurs secrets le grand poète français Gérard de Nerval voyait dans les Druzes les “Francs-maçons de l’Islam”.
L’explication tient à l’origine du druzisme médiéval. Ses adeptes vivent dans les montagnes, aujourd’hui syriennes, libanaises, israéliennes (Golan). Ces montagnes les isolent, mais les protègent. Les fidèles ne sont pas attirés par le matérialisme des villes, et l’ascétisme est une vertu première. Dans le désir de ne pas être corrompus, ils refusent que devienne druze qui n’est pas né de père et mère druzes. Par désir d’unité, ils refusent la polygamie (acceptée des autres musulmans). Par désir de justice ils rejettent la répudiation de l’épouse. Ils prônent la fidélité conjugale. En revanche, le divorce ne pose aucun problème et peut être demandé par l’épouse. L’égalité des hommes et des femmes est assurée (pas de voile pour les femmes). Les Druzes se veulent un Islam des Lumières (sans anachronisme) assurément inspirés par la philosophie platonicienne, par les religions mazdéenne, chrétienne, juive dont ils font une synthèse. Ils ne pratiquent ni le jeûne, ni la circoncision, peuvent consommer du porc, refusent l’idée de paradis ou d’enfer et, à sa mort, le croyant revient à la vie sous une enveloppe nouvelle (réincarnation). Son âme peut ainsi s’améliorer à la suite de chacune de ses pérégrinations et arriver par degrés de perfection, du “Djahel” à “l’Aqqal” qui permet à l’âme de se confondre à l’Être suprême, dans le séjour des Lumières. Ils ne reconnaissent pas les cinq piliers de l’islam. Ainsi, par exemple, ils ne font pas le pèlerinage à La Mecque.
L’émir Al-Sayyid a fortement insufflé l’idée que “l’Hikma” (Écrits ésotériques de la Sagesse) a un double caractère :

  • Philosophie rationnelle apparente.
  • Philosophie théologique cachée, secrète, protégée par la “taqiya”.

Il refuse la vision sunnite du Coran punitif et, défendant l’Unicité de Dieu (tawhïd), il développe à l’adresse des initiés et des ascètes une connaissance métaphysique de Dieu et de son acte créateur.
Comment l’émir Al-Sayyid a-t-il pu atteindre une telle réputation de “sainteté” ? Il eut de nombreux disciples dont l’un des plus connus est Ibn Nasr qui évoqua souvent les bienfaits et multiples qualités du maître. Par ailleurs, Al-Sayyid fut à l’origine de l’implantation de nombreuses écoles en milieu rural. En vue de l’élévation des élites, les Initiés, il fonde des écoles de formation juridico-théologique. Un autre ascète druze de grand renom, Sayh al-Fadil (XVIIe siècle) a confirmé par ses éloges la sainteté du maître et lui a emprunté maints préceptes appelant à l’élévation spirituelle. On ne peut cependant être dupe de la récupération à leur compte que firent ses disciples de la figure d’un homme de grand lignage, pieux, de comportement humble, soutenant les pauvres, de grande spiritualité et encensé par la vox populi. De sorte que la disparition de l’émir en 1479 ne pouvait marquer la fin du sayyidisme.
Pour le professeur Wissam Halawi, saisir (et il y réussit brillamment) la figure de chef et de maître spirituel de l’émir Al-Sayyid c’est d’abord se pencher et approcher son vécu, son imprégnation familiale, religieuse, sociale, politique, et comprendre qu’ils offrent une pertinente explication à l’évolution historique du druzisme dans les montagnes syriennes. Ainsi, il est important de se rappeler que l’émir est né dans une très noble famille, rurale, celle des Buhtur, où la notion d’appartenance au sein du groupe, la “qaräba”, est essentielle. Et cela eut une grande influence sur l’enseignement du maître dans le cadre du savoir juridique et théologique dont les trois thèmes nodaux furent :

  • Mariage intracommunautaire.
  • Quête du savoir juridique (exotérique). Quête de la science ésotérique.
  • Imminence eschatologique que rappelle la mort en ce bas monde. Réincarnation.

Le professeur W. Halawi dédie son dernier chapitre à l’action réelle ou légendaire qui a fait de Al-Sayyid le héros des Druzes. En fait, bien que l’action sadyyienne, exagérée ou pas, est souvent décrite en fonction des intérêts politiques ou religieux de ses disciples, ceux-ci composèrent des traités colligés dans trois recueils appelés ‘Les exégèses de l’émir al-Sayyid’.
Le trépas du maître fut d’abord vécu par les Sayyidiens comme une catastrophe mais, au cours des temps, le druzisme sayyidien l’a emporté sur les autres pratiques druzes qui cohabitaient dans les montagnes syriennes ou libanaises. Ceci est dû au fait que les ‘Initiés’ d’autres communautés n’avaient pas, dès l’origine, un ancrage territorial comparable à celui que détenaient les familles sayyidiennes sur les “fiefs” du GARB et du SUF et, surtout, les “initiés” des autres territoires n’avaient pas créé d’écoles de transmission des savoirs juridique et théologique (les “Madhab”). Par ailleurs, ils n’ont laissé d’écrits de formation intellectuelle connus.
Depuis le XVIe siècle, les Druzes ont souffert des pouvoirs ottomans qui ne les considéraient pas comme de vrais musulmans. Le plus grand massacre fut celui perpétré en 1909-1910 par l’occupant ottoman qui réprima dans le sang une révolte de Druzes qui voulaient préserver l’indépendance de leurs territoires. Depuis, les Druzes ont adopté une attitude originale vis-à-vis des pouvoirs qui administrent les pays dont ils sont citoyens : fidèles aux régimes en place qu’ils soient Israélien, Syrien ou Libanais (parfois en conflit l’un contre l’autre), mais, avant tout, secrètement fidèles à leur religion et entre eux.
La Spiritualité avant le Politique.
En écrivant ce remarquable essai, le professeur W. Halawi, cela semble évident, ne pouvait pas ne pas avoir à l’esprit la dichotomie, troublante à la réflexion du lecteur, qui transparaît entre :

  • D’une part, le désir de notre monde de jouir toujours plus des conforts matériels que procurent les progrès technologiques et les échanges marchands internationaux.
  • D’autre part, paniqués par la crainte d’une perte d’identité, le souci actuel de nombreux peuples de se réapproprier leurs us et coutumes régionaux.

Le professeur Halawi, très intelligemment, avec une grande sensibilité, insiste sur la symbiose inhérente à la rencontre d’une spiritualité et d’un territoire. Pas de Jésus-Christ sans lac de Tibériade, pas de Mahomet sans un désert auréolé d’étoiles…
L’Histoire de Druzes, revue dans l’éclosion de ses racines médiévales, nous rappelle que l’homme ne peut être grand, c’est-à-dire s’offrant au divin ou à l’Universel, que s’il se sent protégé, sécurisé par des ancrages : une terre, un territoire (en l’occurrence précieuse, les montagnes syriennes), une fraternité humaine, un idéal qui donne sens, une espérance raisonnable en une éternité possible.
Enfin, le professeur W. Halawi insiste avec beaucoup de justesse sur le fait que partager des idéaux ne suffit pas, que toute spiritualité devient caduque et se brise si elle n’est pas soutenue par le Droit et la Justice indispensables à la paix entre les hommes.
Ceci nous fait penser au proverbe perse : “Il est difficile de regarder les étoiles quand on a un caillou dans sa chaussure”.

Léonce CAMBRES
articles@marenostrum.pm

Halawi, Wissam, “Les Druzes aux marges de l’islam : ésotérisme et normativité en milieu rural : XIVe-XVIe siècle”, Le Cerf, “Islam : nouvelles approches”, 25/02/2021, 1 vol. (725 p.), 49€

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