Quel lien peut-il y avoir entre un conseiller juridique autrichien emprisonné pendant la Seconde Guerre mondiale, et une orpheline originaire du Kentucky en pleine guerre froide ? Soixante-quatre cases noires et blanches, et un rêve commun : s’évader du monde qui les entoure.
Depuis sa sortie sur Netflix le 23 octobre dernier, les sept épisodes du « Jeu de La Dame » sont au cœur de toutes les conversations. Inspiré du roman de Walter Tevis, « The Queen’s Gambit » cette minisérie met en scène la jeune orpheline, Beth Harmon, qui éprouve une passion pour les échecs, qu’elle pratique avec le concierge de l’établissement qui l’accueille. En suivant l’évolution de la protagoniste dans son monde monochrome, la comparaison avec le Dr B., personnage fictif de Stéphan Zweig, s’impose. Tout semblerait opposer Beth Harmon au Dr B., mais pourtant, elle est son égale.
Pour le profane, les échecs paraissent un jeu ordinaire. Une manière de passer le temps en déplaçant des pièces qui ont chacune leur manière étrange de se mouvoir. Comme tout autre jeu, le but est de gagner. Une forme de duel qui peut parfois se solder par un match nul. En revanche, pour l’initié, les échecs sont un moyen de s’exprimer, un espace de création sans bornes et pourtant limité à soixante-quatre cases et trente-deux pièces qui s’affrontent. Un imaginaire fantastique régi par des principes mathématiques, prévisible, mais aux combinaisons infinies. C’est un espace sécurisant, familier, mais constamment menacé par une subtile opposition de fous, de tours, de cavaliers, de pions et de reines. C’est une échappatoire d’un monde vers un autre, non moins funeste, car il est voué à se solder par l’immobilisation d’un roi et la destruction d’une partie de son armée, inlassablement, et jusqu’à la fin des temps. Un champ de bataille aux lignes rassurantes, une évasion illusoire qui vous hante jusque dans votre sommeil. Dans « Le Joueur d’Échecs », Stephen Zweig, écrit :
Mais n’est-ce pas offensant et restrictif que d’appeler les échecs un jeu ? N’est-ce pas une science, un art, une discipline à mi-chemin entre ces deux catégories, ainsi que le cercueil de Mahomet flotte entre ciel et terre, un lien exceptionnel entre tous les contraires ?
Pour le Dr B. et Beth Harmon, les échecs sont un moyen de survivre, quelque chose qui les rattache à la vie, mais qui menace de les plonger dans le néant. Ces soixante-quatre cases sont les limites de leur univers. Ils ne vivent qu’à travers le déplacement diagonal du fou, l’agilité de la reine, et la prestance du roi. Beth Harmon assiste à la valse des pièces depuis son lit, assommée par ses tranquillisants, en regardant le plafond. Dans sa chambre sans fenêtre, prêt à sombrer dans la folie, Dr B. voit les machinations « échéquistes » se dessiner dans ses draps, dans la forme de bouts de pain noircis à la poussière. Sans même un échiquier, les pièces sont, là, devant eux, réalisant une danse macabre. Perdant la raison, leur échappatoire se transforme peu à peu en prison aux barreaux quadrillés. Dr B. ne peut plus dormir, penser, manger sans voir se déplacer sous ses yeux les pièces noires et blanches. Il ne balbutie plus qu’un langage incompréhensible rythmé de « a7 », « d5 », « g7 », « f4″… Beth Harmon, quant à elle, ne peut plus réfléchir sans ingérer une dose conséquente de tranquillisants et d’alcool. C’est la seule manière pour elle de jouer. Cette cage dorée les protège. C’est un mécanisme de défense. Pour ne pas avoir à penser aux questions de la Gestapo ou à la mort de leurs proches, les deux protagonistes se réfugient dans un monde limité, mathématique, qui ne les délaisse jamais, mais qui ronge jusqu’à leur dernier neurone.
Est-ce le jour ? La nuit ? Qu’importe. La soif est toujours là. Dr B. tend inlassablement sa bouteille vide à son geôlier. Beth ne cesse de demander de l’eau au cours de son deuxième match contre Vasily Borgov. Leur corps faiblit, leur cerveau est embué. Il n’y a plus de plaisir, ce n’est plus un jeu. Dr B. confesse : « tout mon être, toute ma sensibilité étaient obnubilés par ce carré quadrillé. La joie de jouer s’était muée en besoin de jouer, manie, rage frénétique qui n’accaparait pas seulement mes journées mais progressivement mes nuits. Je ne faisais que penser aux échecs, aux mouvements des pièces, à des problèmes d’échecs ; il arrivait que je me réveille en nage pour réaliser que j’avais continué à jouer pendant mon sommeil et, lorsque je rêvais de gens en chair et en os, ils se déplaçaient alors exclusivement tel le fou, telle la tour ou en sautant à la manière du cavalier ».
Cette folie n’a pas de limite. Devenus stratèges, attaqueurs, défenseurs, ils en sont amenés à se défier eux-mêmes. Ils s’affrontent, se divisent entre joueur blanc, et joueur noir. C’est la seule manière de s’améliorer, de se surpasser. Ils se surprennent, se piègent, étudient la façon dont ils vont anéantir leur adversaire : eux-mêmes. Ils s’autodétruisent, jubilent sur leur propre défaite, sur la domination du soi sur le soi.
Les deux protagonistes sont aliénés par une « monomanie des échecs ». Ils n’appréhendent plus le monde réel qu’au travers des règles du jeu, devenu leur repère et leur seule raison d’être. Ils sont programmés pour acculer le roi. La haine les anime. L’animosité qui règne entre le Dr B. et Czentovic, Beth Harmon et Vasily Borgov, ne peut avoir qu’une fin : la mort d’un des deux adversaires. Pour conclure, Cette citation de Stephen Zweig résume le besoin de revanche des deux personnages :
D’un coup, il y eut quelque chose de nouveau entre les deux hommes : une tension dangereuse, une haine passionnelle. Il ne s’agissait plus de deux joueurs qui souhaitaient mutuellement se prouver leur science des échecs mais de deux ennemis qui avaient juré de s’anéantir.
Éliane BEDU
contact@marenostrum.pm
- Tevis, Walter S., « Le Jeu de la dame », 10-18, »10-18. Domaine étranger, n° 2478″, 01/01/1994, Indisponible, 1 vol. (336 p.)
- Zweig, Stefan, « Nouvelle du jeu d’échecs », Gallimard, « Folio. Classique, n° 5642 », 07/02/2019, Disponible, 1 vol. (146 p.), 3.10€.
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