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Il y a exactement dix ans, au mois de décembre 2010, une contestation populaire d’ampleur inédite, ébranlait la plupart des pays du monde arabe, allant jusqu’à entraîner la chute de plusieurs régimes au pouvoir. Dans un roman percutant aux accents féministes, Rachid Benzine nous fait revivre les bouleversements engendrés par ce “printemps arabe” à travers le point de vue d’une prostituée.

Les phrases sont brèves. Ciselées. L’auteur a un sens évident de la formule, déployant au gré des chapitres des images puissantes, tantôt poétiques, tantôt cruelles qui donnent à Nour, sa narratrice, l’épaisseur des grandes héroïnes de roman auxquelles on se sent immédiatement attaché. Se glisser dans la peau d’une prostituée lorsqu’on est un homme, pourrait relever de la gageure, mais Rachid Benzine a su se tirer de l’exercice avec beaucoup de justesse. À aucun moment, il ne tombe dans le “pathos”, ni la caricature outrancière d’une profession souvent associée à trop de clichés et de fantasmes.
Nour a presque quarante ans. Fille d’une “pute de garnison” ayant perdu la vie au cours d’un avortement, violée par des gendarmes à l’âge de douze ans puis prostituée par ces derniers, son adolescence a été un long apprentissage de l’avilissement. Devenue adulte et mère à son tour, sa plus grande crainte est que sa fille Selma ne connaisse le même destin. Pour la préserver, elle lui fait croire qu’elle est avocate. Sur la façade du studio à l’autre bout de la ville, où elle se rend tous les matins, elle a même fixé une plaque professionnelle de juriste avec une fausse identité afin de ne pas susciter la méfiance des voisins.
Nour évoque son métier, les visites des habitués, les longues heures à attendre devant la télévision entre deux clients. Entre ses cuisses, c’est toute la société qui défile. Les officiels comme les anonymes : “En près de trente ans d’exercice, j’ai été le réceptacle de toutes les frustrations du monde arabe […] on aurait dû depuis bien longtemps décerner le Nobel de l’assistance sociale à ma chute de reins”. Sa position singulière lui permet d’analyser avec lucidité les travers de son temps. La prostituée se transforme en sociologue. Le roman aborde, entre autres, la question complexe de l’acceptation de l’homosexualité dans la société arabe, avec le magnifique personnage de Slimane, poète devenu porte-parole de la révolution en marche.
L’auteur, universitaire et islamologue, pointe aussi du doigt l’hypocrisie des islamistes fraîchement parvenus au pouvoir. Vilipendant dans leurs prêches les mœurs dissolues des mauvais musulmans, ils se comportent en totale contradiction avec leur philosophie, lorsqu’ils sont loin des yeux de la foule. La prostituée, elle, connaît l’envers du décor et le véritable visage de ces donneurs de leçons.
Le pays dans lequel vit Nour n’est jamais nommé car les problématiques qui le traversent dépassent les frontières. Les révolutions populaires, porteuses d’espoirs immenses se heurtent malheureusement trop vite aux désillusions : “Le sentiment de liberté qui se dégage d’un lendemain de révolution est difficile à définir […] En attendant que l’Histoire nous fixe rendez-vous pour la gueule de bois du siècle, nous vivons les jours les plus grisants de l’entre-deux-rounds”. La couverture du roman montre une femme, les yeux clos, le visage déformé par un cri. Entre le cri salvateur de la révolte et celui de l’agonie, la bascule ne tient souvent qu’à un fil. Dix ans après le début du Printemps Arabe, la poignante confession de Nour nous invite à en dresser le bilan.

Jean-Philippe GUIRADO
contact@marenostrum.pm

Benzine, Rachid, “Dans les yeux du ciel”, Le Seuil, “Cadre rouge”, 20/08/2020, 1 vol. (167 p.), 17€.

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