Claudie Gallay, Les jardins de Torcello, Actes Sud, 21/08/2024, 416 pages, 23€.
Claudie Gallay nous transporte, avec Les Jardins de Torcello, à Venise, sur l’île de Torcello plus précisément. Jess, guide touristique française en quête d’un nouveau départ, y croise deux âmes singulières : Maxence, un avocat las de sa profession, et Colin, son compagnon imprévisible. Tous trois trouvent refuge dans ce microcosme où la beauté fragile de la nature se heurte aux drames humains qui peuplent le passé de l’île. Mais lorsque la sérénité de Torcello est troublée par une série d’événements étranges et la menace de l’acqua alta, la vie de Jess bascule et l’oblige à affronter ses propres démons. Un récit envoûtant, qui nous questionne sur la force des liens invisibles et la recherche d’une place dans un monde en perpétuel changement.
Un îlot hors du temps
Claudie Gallay choisit de nous transporter sur l’île de Torcello, un écrin de nature fragile niché au cœur de la lagune vénitienne. Loin de la foule et de la frénésie de la Sérénissime, l’île est dépeinte comme un espace hors du temps, un refuge presque oublié, où le passé résonne avec force : “Une basilique, quelques maisons. Des marais, avec des herbes hautes qui poussent dans l’eau. Et des oiseaux. Beaucoup d’oiseaux, c’est ce qui surprend quand on approche.”
Dès les premières pages, le décor est planté avec une simplicité saisissante. Claudie Gallay utilise des touches minimalistes, presque picturales, pour esquisser la beauté brute et la sérénité mélancolique qui se dégagent de l’île.
Jess, guide touristique française en quête d’apaisement après un drame personnel, ressent une attraction immédiate pour cette insularité. La menace constante de l’acqua alta, omniprésente dans le récit, plane comme une épée de Damoclès. Jess en relate les dangers aux touristes, non sans une pointe de fascination morbide pour cette eau destructrice qui peut engloutir la beauté et la vie : “Venise, la nuit, c’est inoubliable. Si on veut comprendre une ville, il faut la connaître la nuit. Ou le matin.”
Le silence des ruelles et des canaux déserts attire Jess. On perçoit une forme de communion avec la cité lacustre, qui se révèle différemment sous le voile de la nuit. On devine l’empreinte d’un passé grandiose, mais également la fragilité de cet équilibre précaire, sans cesse menacé par les éléments et le passage du temps.
Jess trouve refuge dans ce silence qui l’invite à l’introspection, comme un antidote au chaos intérieur qui la ronge. Elle erre, explore chaque recoin de Venise, observant et s’imprégnant de son architecture. On perçoit un lien presque charnel avec les pierres des quais, des palais. L’exercice des “ribambelles“, ces dessins inlassablement répétés, trahit sa fascination pour ces formes architecturales qui l’apaisent et l’aident à “éviter de penser”.
Ce rapport intime avec Venise est renforcé par l’écriture de Claudie Gallay, faite de petites touches, de phrases courtes qui créent un rythme lancinant et mélancolique. Le récit, tellement plaisant, oscille entre des instants de grâce et le poids de l’histoire. On perçoit la nostalgie d’une époque révolue, où Venise respirait plus librement, avant l’assaut du tourisme de masse et les changements inéluctables.
L’île de Torcello devient alors une forme de parenthèse, un cocon fragile face aux tumultes du monde extérieur. Mais ces jardins sont fermés pour une bonne partie de l’année, une métaphore de ce refuge précaire, menacé par les éléments et l’inconstance des hommes. On devine le danger de s’attacher à un îlot de beauté voué à la solitude, et on s’interroge: ce lieu fragile saura-t-il offrir à Jess la renaissance qu’elle espère tant ?
La complexité des relations humaines
Claudie Gallay excelle à tisser des relations complexes et ambivalentes entre ses personnages. Maxence, avocat brillant mais las de défendre les causes les plus sombres, trouve refuge à Torcello. Il restaure les jardins d’un ancien monastère, s’accrochant à cette beauté comme à une planche de salut. “L’eau n’emporte pas seulement de la terre et des plantes, elle emporte aussi de la mémoire.”
Colin, son compagnon imprévisible, oscillant entre ironie et élans de tendresse, entretient le feu d’une relation passionnelle mais destructive. Et puis il y a Elio, le jardinier taciturne, marqué par un passé trouble, dont la force silencieuse contraste avec la fragilité émotionnelle de Maxence :“Elio est l’ombre de Maxence. Il ne parle pas à Jess, mais il la suit toujours des yeux.”
Jess, la narratrice, s’insère dans cet espace triangulaire en observant avec acuité ces relations. Elle perçoit les non-dits, les silences chargés de tension, les regards qui trahissent des sentiments inexprimés. La scène où Colin, blessé, déclare “L’amour doit rendre heureux et je ne suis plus heureux”, révèle la profondeur des fêlures qui traversent leur couple, et annonce donc un possible effondrement.
Une quête de sens dans un monde en mutation
La beauté des jardins, restaurés avec soin, s’oppose au déclin de Venise. Mais l’île de Torcello, microcosme face à un monde en pleine mutation, n’est pas à l’abri des dangers. La menace de l’acqua alta, omniprésente dans le récit, est un symbole des changements inéluctables. Les traditions et les histoires de la Sérénissime, transmises par Jess lors de ses visites, viennent accentuer ce sentiment de finitude : “Ce n’est pas le tout, hein ! Il avait espéré une semaine calme, mais août finissait, les affaires reprenaient.”
Maxence, épuisé par ses procès, se réfugie dans la contemplation de la nature et cherche à restaurer, dans ses jardins, une forme d’équilibre perdu. Il aimerait “Faire revivre un parterre de vignes, les cépages qui avaient échappé au phylloxéra”. Colin, lui, se consacre à la beauté fugitive du sous-titrage, art de l’ombre voué à disparaître avec l’avancée de l’intelligence artificielle.
Jess, en observant ces personnages attachants, se cherche, tente de définir son rôle et son identité, face à un avenir incertain. Elle qui fuit un drame et se réfugie à Venise, sera-t-elle capable de construire sa propre “ribambelle”, d’ériger son propre barrage face aux tumultes du monde ?
Venise, refuge et mirage
Les Jardins de Torcello, le nouveau roman de Claudie Gallay empreint de mystère et de beauté, n’est pas qu’une ode à la nature et aux relations humaines. C’est une exploration sensible de Venise, ville-monde, miroirs aux multiples reflets. L’auteure parvient, avec une plume poétique, à nous faire sentir la beauté fragile de la Sérénissime, l’atmosphère si particulière de ses ruelles et la présence obsédante de l’eau. La menace de l’acqua alta, la lente érosion des pierres, tout rappelle la fragilité de cet écosystème, au même titre que l’incertitude de l’avenir qui plane sur les personnages.
Jess, Maxence et Colin sont des êtres en quête d’eux-mêmes, tiraillés entre leurs aspirations et la difficulté de trouver un équilibre dans un monde en mutation. Nous sommes touchés par la justesse des émotions dépeintes par l’auteure, par ses descriptions fines des relations qui se nouent et se défont. Mais le mystère plane jusqu’à la dernière page. On pressent des bouleversements lorsque Jess pénètre dans la mystérieuse Ca’ Dario, palais maudit qui semble imprégné du destin tragique de ses occupants. La magie de Venise, avec son mélange d’ombre et de lumière, de beauté et de violence, opère sur Jess et la force à affronter ses propres démons.
Quelle est cette vérité que Jess découvre ? Quel choix fera-t-elle face à son destin et à ces êtres qu’elle a appris à aimer, à sa manière ? Claudie Gallay nous tient en haleine jusqu’au dénouement. Un récit subtil qui résonnera longtemps chez les lecteurs et ne manquera pas de susciter de riches discussions. Une expérience littéraire unique qui vous transportera au cœur d’une Venise inoubliable. À lire absolument.
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