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Dahhna Poznanski-Benhamou, Les enfants de la guerre d’Algérie : le grand départ : essai-témoignage, Ramsay, 24/05/2023, 1 vol. (299 p.), 20€

Si aujourd’hui Daphna Poznanski-Benhamou est une femme politique engagée et qu’elle représente, entre autres, une grande partie des Français de l’étranger, se battant pour les droits des expatriés dans leurs pays d’accueil et dans leurs pays d’origine, c’est pour être fidèle à une promesse qu’elle s’est faite lorsqu’elle était enfant. En effet, sur le quai noir de la fumée d’un incendie qui se trouvait au pied du paquebot qui lui permettrait de quitter une Algérie à feu et à sang, elle s’est juré de ne plus jamais se laisser ballotter par l’histoire et de porter la voix de ceux qui ne parviennent pas à se faire entendre.

Les enfants de l’exode : l’histoire occultée de 1962

C’est à cette enfant et à quelques autres que l’autrice entreprend de rendre hommage en leur donnant la parole dans son essai. À ceux qui sont aujourd’hui pour la plupart des grands-parents mais également les derniers à avoir directement vécu les “événements” d’Algérie et qui conservent au fond d’eux un enfant transbahuté. Sa démarche est aussi celle de la transmission d’une mémoire. Elle et les autres témoins évoquent, et ressuscitent en réalité, une Algérie qui, bien qu’elle n’existe plus, reprend forme grâce à leurs récits. Ils racontent, certains pour la première fois de leur vie, mettant un terme à un long mutisme, des événements dont la société française a longtemps fait abstraction et de leurs conséquences auxquelles les gouvernements ont refusé de se confronter. Lorsque les Français d’Algérie sont arrivés en France – environ 100000 étaient attendus mais un million est arrivé en catastrophe sans que rien n’ait été prévu pour les accueillir – personne n’était prêt à écouter ce qu’ils avaient vécu ou ce qu’ils avaient à dire. Certains aussi se sont tus et ont préféré tenter d’oublier le passé parce qu’ils vivaient dans l’urgence, de se loger, de retrouver un emploi, de se nourrir, de scolariser les enfants, de rapatrier le reste de la famille, tout cela alors qu’ils quittaient un pays chaud pour vivre l’hiver européen le plus rigoureux de la décennie, traumatisés par les drames subis et par tout ce qu’ils avaient perdu dans la guerre, par leur départ précipité sans se retourner, par le regard méprisant des habitants de la métropole qui ne voulaient pas d’eux.

Le regard d’une enfant sur l’exil algérien

Les enfants faisaient également partie de ce grand voyage vers la France métropolitaine, de cette espèce de débandade ; des enfants qui avaient encore un long avenir à bâtir et peut-être des souvenirs moins encombrants à traîner et une plus forte aptitude à la résilience. C’est à travers leurs yeux que Daphna Poznanski a voulu faire envisager le périple à ses lecteurs. Le premier tiers du livre nous livre le témoignage de l’autrice elle-même qui se lit comme un roman. Elle nous raconte comment, enfant unique, elle essaie d’apprivoiser ce qui se passe. Consciente de leur poids, elle dresse des listes et emmagasine les “grands mots”, surtout ceux en “ion” (comme manifestation, insurrection…), et tente de reconstituer les étapes qui l’ont menée d’une enfance insouciante à l’exil, d’une terre à l’autre. Petite, elle créait son histoire à partir de mots qu’elle ne comprenait pas, se rendant compte que finalement certains adultes ne faisaient que semblant de mieux savoir ce qu’ils signifiaient. Malgré la confusion environnante, la petite fille poursuit ses jeux d’enfant, se préoccupe de son amie, de sa famille et des visites qu’elle fait avec sa mère, du garçon dont elle est amoureuse, tout en restant alerte aux changements plus ou moins perceptibles qui s’imposent dans son quotidien. Elle nous fait part de son incompréhension, de ses appréhensions, nous montre ce qu’elle a absorbé des attentats et des agressions, ce qu’elle a vu des activités des fellaghas et du F.L.N. ainsi que de l’O.A.S. Elle reproduit même pour nous les titres des journaux et les tracts qu’elle a lus, les différentes annonces qui fleurissaient dans les vitrines des magasins fermés ou abandonnés. On la suit dans son évolution historique et émotionnelle jusqu’au départ inéluctable.

Mosaïque de récits d’enfants d’Algérie

Le reste du livre est consacré à d’autres témoignages. Sont ainsi réunies différentes voix et différentes expériences. On y trouve les récits d’enfants de pieds-noirs, certains juifs, d’autres chrétiens, ceux d’enfants de harkis. Tous avaient entre 6 et 17 ans au moment des “événements” qu’ils n’appellent que rarement “guerre”. Leur anonymat est préservé. Chacun se voit consacrer l’espace de 3 à 5 pages. Ils y racontent au moins une anecdote marquante, comment ils tentaient de poursuivre leur vie d’enfant, et, souvent, le moment auquel ils ont découvert ou compris qu’ils étaient confrontés à une guerre. L’autrice leur a soumis un questionnaire qu’ils étaient invités à suivre ou non. Pour certains, il a fallu qu’elle procède à des entretiens pour les aider à donner forme à leurs souvenirs, à se raconter. Le format est donc assez uniforme mais chaque témoignage préserve le style original de celui qui l’a rédigé. On a donc ceux qui s’expriment aisément et font de longues et riches phrases, l’une qui laisse de nombreux points de suspension au sein de son texte, des niveaux de langue divers et variés, parfois l’impression que le conteur retombe en enfance et retrouve ses mots de ce temps-là.

Destins bouleversés et traumatismes de la guerre

Les expériences diffèrent. Il y avait des parents qui maintenaient leurs enfants à distance et ne leur expliquaient rien, perdant de cette façon la confiance de leur progéniture qui n’était pourtant pas aveugle face aux transformations du monde qui les entourait. D’autres parents vivaient eux-mêmes dans le déni ou l’incompréhension, d’autres encore tentaient de rendre l’actualité accessible aux oreilles des plus jeunes et avaient pris les devants, tentant d’anticiper un départ qui leur paraissait déjà inévitable sur le long terme. Les enfants étaient entourés de voisins, qui d’amis sont parfois devenus ennemis ; des membres de leur famille portaient l’uniforme, des connaissances rejoignaient les rangs des différents mouvements. Il arrivait qu’ils ne reviennent pas, ou bien qu’ils soient ramenés morts ou blessés. Ces enfants ou leurs proches ont pu être pris dans des attentats ou évitèrent de peu des attaques dans les rues ou des enlèvements. Les réflexions ne sont pas forcément politiques puisqu’elles cherchent à retracer les émotions vécues au moment des faits, les renversements qui firent passer de la vie d’avant aux “événements”, et toutefois quelques idées transparaissent de temps à autre. Les enfants devenus adultes se disent que les choses auraient pu se passer autrement. Ils se demandent quelle vie ils auraient eue, ce qu’ils seraient devenus, s’ils n’avaient pas quitté leur pays, s’ils n’avaient pas connu la guerre, les déchirements, les pertes humaines et matérielles. S’ils n’avaient pas eu à s’exiler, s’ils avaient été mieux accueillis et intégrés au moment de leur arrivée, s’ils ne s’étaient pas partout sentis à un moment étrangers. Ils s’interrogent sur l’impact de l’histoire sur leur être.
Si tous n’ont pas ressenti chaque expérience de la même façon, si tous n’ont pas vécu les bouleversements exactement dans les mêmes conditions, les thèmes se répètent, les événements de l’actualité les plus marquants reviennent tout comme l’évocation des discours du général de Gaulle, de ses visites, des espoirs déçus, et des moments clés où tout est devenu clair et qu’ils ont compris ce qui allait se passer. Ils s’expriment aussi sur la difficulté ou l’impossibilité pour la plupart d’entre eux de retourner en Algérie aujourd’hui.
Ce livre est l’occasion pour ses contributeurs de libérer les images de leur enfance, d’enfin partager ce qui les a traversés et ce qu’ils ont vécu. Pour les lecteurs il s’agit d’aborder cette partie de l’histoire, que l’autrice parvient à transmettre à travers les sentiments de ses protagonistes, d’un point de vue rarement mis à la portée du grand public.

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Chroniqueuse : Stéphanie Binder

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