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Pour vivre heureux, vivons caché ? Damien Ribeiro demande à voir. Son personnage, Mickaël Dos Reis, est trentenaire et vit depuis toujours à la lisière du monde. Fils d’immigrés portugais – peuple réputé travailleur et discret comme le veut l’archétype –, il a hérité de ses parents un caractère taciturne. Plus jeune, il employait son trop-plein d’énergie à couvrir de tags des bâtiments désaffectés du côté de Bayonne. En bande organisée, avec bombes de peinture volées, “survêt” Lacoste et rap dans les oreilles. Bref, un très mauvais garçon. Mais pourquoi cette obsession à laisser partout un autre nom que le sien quand on s’appelle Dos Reis ? Peut-être pour échapper à la xénophobie ordinaire des bons Français de souche, lesquels ne manquent pas une occasion de rappeler au gamin son extraction. Il faut dire que si l’art du tag a acquis ses lettres de noblesse, il permet aussi aux jeunes d’exprimer leur besoin d’exister. “Gaius Pumidius Diphilus était ici”, affirme le plus ancien des graffitis de Pompéi. Le graffeur moderne lui aussi était ici. Et là. Et là encore. Enfin, ce n’est pas sûr. Car à l’instar d’Ed Crane dans “The Barber”, le film des frères Coen, Mickaël Dos Reis a tout l’air de “l’homme qui n’était pas là”.
Son bac en poche, au terme d’une odyssée qui l’a conduit jusqu’à la Côte d’Azur avec escales dans les dépôts ferroviaires pour peindre des wagons sur des voies de garage, Mickaël Dos Reis a connu la descente brusque de son long shoot adolescent. Finie l’adrénaline procurée par la transgression, disparu le frisson d’appartenir à une communauté marginale. Il a posé à Cannes ce qui lui tenait lieu de bagage et à la faveur d’une rencontre amoureuse, a tourné le dos à sa vie passée pour s’installer dans une autre. Des années plus tard, le voici rangé, assagi, enlisé dans une existence pantouflarde, dans une relation de couple qui le tranquillise sans l’épanouir. Ennui conjugal, discussions mornes, évitement sexuel. Le samedi, Madame fait les courses et achète les vêtements de Monsieur pendant que celui-ci reste à la maison chevillé à sa console de jeux. On peut rêver d’autres lendemains qui chantent. La pauvre Corinne cherche, d’ailleurs, à l’habiller comme son propre père. Mickaël se pense lucide en y voyant une projection quand il s’agit plus sûrement de la sienne. Ne se dissimule-t-il pas le transfert sur sa compagne de l’image de sa mère, pas franchement une as de la “com” elle non plus ? N’a-t-il pas trouvé dans l’arrangement bourgeois le doux cocon cotonneux d’une existence convenue où, exonéré de quelques corvées, il peut à nouveau se croire adolescent ? Ces questions, il ne se les pose pas. Il y a dans l’économie d’un couple des codicilles au contrat qui n’y figurent pas en toutes lettres.
Sur le plan professionnel, ce n’est pas mieux. Grâce aux contacts de son beau-père, Mickaël est devenu rédacteur juridique à la mairie de Cannes. Un job dont il s’acquitte consciencieusement, sans ambition particulière, en évitant toute surprise, en particulier les contacts avec ses collègues desquels pourrait jaillir l’inattendu, c’est-à-dire la vie, à proscrire. Ainsi demeure-t-il extérieur à tout, effacé, désengagé et d’abord de lui-même. Car il ne perçoit pas le refoulé qui regimbe, sa fidélité malgré lui à son milieu d’origine. Lorsqu’il décrit sa belle-famille, cette classe bourgeoise dans laquelle il est entré sans réussir à lui appartenir, le tableau qu’il en brosse éclate de traits saillants et acerbes. C’est le seul moment où quelque chose en lui, fût-ce par l’ironie, se ranime. Dans ce contexte psychologique d’apparence paisible, aux forts signaux d’instabilité pourtant, tout ce qui tire sur les fils du passé peut servir de détonateur. Retrouver un ancien camarade, recevoir des nouvelles d’un amour de jeunesse, travaille en profondeur, déclenche des mouvements souterrains. Alors les équilibres fragiles qu’on avait constitués, les portes refermées en douceur, soigneusement verrouillées, tout cela peut voler en éclats sans prévenir et laisser place à des questions terrifiantes : le voyage plein d’espoir accompli par un père du Portugal à Bayonne, ne l’a-t-on pas répété soi-même de l’Atlantique à la Méditerranée ? Et n’est-ce pas en définitive pour une même déception, un même aveu de défaite enfoui dans le silence ?

Dans ce premier roman sensible, parfois mordant et révélant déjà une belle maîtrise, Damien Ribeiro dépeint l’âge des premiers retours sur soi, des premières nostalgies, des premiers vertiges que l’âge provoque. Mais loin de s’en tenir aux formes convenues de la désillusion, il prête sa voix aux silencieux, aux transparents, aux humiliés. Et, d’une mer à l’autre, il dessine leur seule échappatoire peut-être, l’évanouissement final hors d’un atavisme social implacable, dans une mer d’Irlande rêvée qui serait comme l’être accédant enfin à lui-même.

Philippe SÉGUR
contact@marenostrum.pm

Ribeiro, Damien, “Les évanescents”, Editions du Rouergue, “La brune”, 07/04/2021, 1 vol. (138 p.), 16,50€

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