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Jean-Christophe Rufin signe, avec son dernier roman Les flammes de pierre, un ouvrage aussi grandiose que magnifique. Le style de l’auteur ne se présente plus : la plume est toujours subtile, érudite, exceptionnelle dans sa maîtrise. Jean-Christophe Rufin est un monument, un géant de la littérature française contemporaine. Et de monument, de gigantisme, il en est question dans cette œuvre magistrale.
Les flammes de pierre est, de prime abord, une (simple) histoire d’amour. Une liaison passionnée entre Rémy, un modeste guide de haute montagne dont le naturel « rêveur et hédoniste l’avait détourné de la rude discipline nécessaire pour atteindre les premières places » et Laure, une énigmatique cadre parisienne du secteur de la finance fascinée par les sommets et les défis à relever pour les atteindre. Deux mondes, les premiers de cordée – « expression désormais à la mode » – et les autres, animés par une même passion. Une métaphore en contre-plongée d’un schisme ; celui d’une société fracturée, fragmentée, abîmée que l’auteur tâche de réconcilier le temps d’une romance, non sans dénoncer la verticalité pernicieuse des rapports humains.

D’un côté, il y a Laure, insaisissable femme d’affaires parisienne, qui s’offre la montagne (au moins au départ) pour y jouir de son immensité. C’est elle qui mène la relation, qui décide des moments où elle reverra Rémy, qui gère son emploi du temps entre Paris et la montagne comme on organise un agenda professionnel sous Outlook. De l’autre, Rémy, un amoureux de la nature vivant dans l’ombre de son frère et pour qui les « montagnes sont des remparts » qui isolent et rassurent (« la vallée offre à celui qui en fait son séjour le réconfortant spectacle de ses limites étroites (…). Le monde existe encore, peut-être, mais ailleurs. Il ne le voit plus et il en est protégé »). Rémy est passif. Depuis sa montagne, il attend patiemment Laure, sans la solliciter, craignant que son statut social ne lui autorise la moindre initiative. Toutefois, cette soumission lui sied dans la mesure où « il n’y a pas plus grand plaisir pour un grimpeur que de partager cette vie à la verticale avec la personne que l’on aime », ne serait-ce que quelques jours par mois.

Il y a les meneurs et il y a les autres. C’est ainsi que fonctionne leur couple, jusqu’à ce que Rémy, soucieux de « crever l’insupportable abcès du mystère et du doute », se mette au défi de bousculer le sort et de monter en région parisienne comme on gravit un sommet. Sans en avertir Laure, considérant que la « surprise est mère de sincérité », il se lance à l’ascension de la capitale. Une autre aventure en somme. C’est alors une nouvelle vie conjugale qui s’ouvre à eux, dans le confort étroit d’un appartement de banlieue. Une vie rythmée par la cacophonie urbaine et les promesses non tenues. Dans cet univers, au sein duquel il tente de se hisser, Rémy s’oublie et finit par se perdre. À la ville, les premiers de cordée ont pour équipements de solides bagages académiques et des référentiels culturels communs, auxquels Rémy est étranger. La passion s’élime et finit par s’éteindre : « loin (…) de la rendre incontrôlable, la proximité avait mis entre eux une distance paradoxale ».

Lorsqu’il revient dans ses montagnes, Rémy est irrémédiablement changé. Bouleversé par cette relation passionnée qui s’est refusée à eux, c’est dans la montagne et sa rudesse qu’il trouve refuge. « À la manière d’un causeur délicat qui choisirait ses mots pour ne pas blesser, la montagne offre à ceux qu’elle recueille un échantillon choisi de paysages qui tous apaisent ou consolent ». Laure, quant à elle, tâche de passer à autre chose sans jamais oublier cet être humain hors du commun qui lui a appris à découvrir et aimer les sommets. Elle non plus ne sera plus jamais la même. Et il faudra un nouveau drame dans sa vie pour réinitialiser son logiciel et se concentrer sur l’essentiel, loin du cynisme froid des fusions-acquisitions et de la liturgie des devises. Ces deux êtres déchirés partagent désormais un amour commun : celui de la montagne, de ses épreuves et de ses joyaux.

La montagne est à cet égard un personnage à part entière du livre. L’auteur la dresse avec tendresse et un profond respect. « La montagne propose à celui qu’elle adopte un pacte faustien : elle le délivre de ses angoisses en lui faisant renoncer à l’infini ». Il n’est pas un chapitre des flammes de pierre sans que la montagne ne soit sublimée sous la plume d’un auteur qui peine à dissimuler ses sentiments. Ce roman se lit aussi comme une histoire d’amour entre ces masses gigantesques vues du sol et Jean-Christophe Rufin. « Les montagnes du globe offrent aux passionnés d’innombrables terrains de rêves et de jeux dont eux seuls soupçonnent l’existence ». On ne peut que remercier Jean-Christophe Rufin de partager avec ses lecteurs ces terrains de rêves dont il nous livre un aperçu dans ce puissant roman. Par-delà la belle histoire d’amour qui est narrée avec talent, c’est une quête d’humanité qui est proposée en filigrane. Une œuvre sur le dépassement de soi, la remise en question de nos certitudes, les dérives d’une société scindée où les premiers de cordée semblent s’égarer avec dédain dans les sommets, sans vraiment prendre conscience que tout n’est que question de perspective. « Plus on contemple les montagnes de loin et de haut, plus on domine leur masse gigantesque et plus, par contraste, elles paraissent petites et presque dérisoires. Quand on prend pour les regarder le point de vue des oiseaux et des dieux, elles deviennent ce qu’elles sont : de simples plis à la surface du globe, guère plus impressionnantes que le relief d’une étoffe chiffonnée ». Les flammes de pierre est un hymne à l’humilité puisque, en définitive, la montagne est toujours la plus forte dans son éternité triomphante.

Jean-Christophe Rufin, Les flammes de pierre, Gallimard, « Blanche », 07/10/2021, 1 vol. (345 p.), 21€.

Image de Florian Benoit

Florian Benoit

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