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Annie Perreault, Les grands espaces, Ed. Héloïse d’Ormesson, 12/01/2023, 1 vol. 20€.

Peu diffusée en France, la littérature canadienne, et plus particulièrement québécoise, qui a connu ses lettres de noblesse avec Anne Hébert, Antonine Maillet, Réjean Ducharme et quelques autres, offre toujours d’excellents auteurs comme Annie Perreault, romancière et poétesse, dont le roman Les grands espaces constitue une ode superbe à la nature, écrite dans une prose poétique envoûtante.

Des voix singulières pour un roman polyphonique

Divisé en parties dont les titres évoquent des points cardinaux : Nord, Est, Ouest, Sud, Est et Sud à nouveau, pour s’achever sur Nord, le livre s’ouvre sous l’égide de Maylis de Kerangal, mais se place aussi sous les figures tutélaires de Marguerite Duras, Youri Gagarine, Nino Ferrer ou Anne Hébert, dont il cite les propos. Cette hétérogénéité renvoie à la multiplicité d’énonciateurs qui s’approprient le récit, et des époques dans lesquelles ils s’inscrivent. Quelques femmes, d’abord, Anna, Eléonore, Gaby, et “Celle qu’on ne voit pas“. Mais on trouve aussi deux figures plus énigmatiques, Lac et L’Ours, le psychiatre Walter Freeman, spécialiste de lobotomies, et une série de récits numérotés, chacun sous le titre Grand froid, attribués à des anonymes et recueillis par un personnage, qui racontent la plus extrême expérience du froid, physique ou psychique, vécue par chacun d’eux. Enfin, certains de ces chapitres courts qui composent le livre sont précédés non plus du nom d’un personnage, mais de mentions géographiques imprécises, comme “Sur la route” (qui fait songer au célèbre livre de Jack Kerouac, un des textes-cultes de la beat generation), ou Ocean Beach, Chez les Greenberg, Chez les Greenberg San Francisco, qui ancrent le récit dans l’espace. Dans le roman, à focalisation variable, alternent la première et la troisième personne.

Des figures féminines attachantes

Quels liens unissent les personnages de ce livre, saisis à des temps et lieux très différents ? Eleonore Greenberg, une jeune Californienne des années 1960, est destinée à un destin tout tracé : devenir épouse et mère après des études de secrétariat. Sa robe de mariée et la tenue de ses demoiselles d’honneur sont déjà choisies, quand elle prend une décision à l’origine de son destin tragique. La description de sa robe de mariée renvoie à la métaphore de l’enfermement “Ce qui lui vient en tête, c’est que cette robe est un cachot, et chaque petit bouton nacré, un verrou.”
D’abord attirée par le surf, qu’on juge inconvenant pour « une jeune fille de bonne famille », elle développe une fascination pour Youri Gagarine, qu’elle espère épouser, désir d’autant plus impensable dans l’Amérique en pleine guerre froide, dominée par le maccarthysme. Personne dans son entourage, ni son père, ni sa mère obsédée par le soin de sa roseraie, ni sa sœur Rose (nom hérité de l’obsession maternelle), ne comprennent cette fixation amoureuse, qu’on pense guérir par la psychiatrie. Gaby, sa nièce photographe, aura plus de chance, en accomplissant les voyages dont elle rêve. On trouve aussi Anna, qui voue une attirance extraordinaire au lac Baïkal, espace de sauvagerie, et la mystérieuse, jamais nommée, “Celle qu’on ne voit pas”, dont les interventions permettent de suturer ces récits de vies éclatées. Les hommes, en revanche, apparaissent comme des héros inaccessibles, comme Youri le cosmonaute, ou de dangereux chercheurs, tel le scientifique Walter Freeman. Certains demeurent à l’état de figurants. On trouve aussi, en arrière-plan, des figures féminines fugitives, comme Nelly, rencontrée à bord du Transsibérien.

Le thème du voyage

Tous ces personnages sont reliés par un point commun, le désir d’un ailleurs. Youri Gagarine apparaît comme le visage de l’exploit, le premier à avoir effectué un voyage intersidéral, avant les missions Apollo et l’alunissage de 1969. Anna rêve de traverser le Baïkal, l’objet de son désir. Ce sont les premiers mots qu’elle prononce, et que retranscrit l’Ours, qui ignore tout d’elle, venue de nulle part, arrivée au milieu de la Russie, “qui disparaît dans le noir, le froid, l’étendue à peine visible d’un lac”, ce Baïkal aux glaces, dit l’Ours, “aussi imprévisibles que mon cœur.” Le Lac, présenté comme une entité vivante, a conscience de l’irruption de cette femme à sa surface.
Celle qu’on ne voit pas raconte comment s’effectue le déplacement de ce récit en Sibérie. Russophone, elle raconte sa rencontre au Québec avec un Russe exilé, leur étrange histoire d’amour, puis son propre voyage en Russie, un trimestre d’études de Nijni Novgorod à Tcheliabinsk, et, auparavant, l’année de ses dix-huit ans, son séjour en République tchèque. Il y a aussi le voyage d’Anna dans le Transsibérien, et sa rencontre avec Gaby dans des lieux dont les noms font songer à Jules Verne. Dans son sac un Leica, La Mouette de Tchékhov, un morceau du mur de Berlin, offert par « un homme qui m’a fait souffrir », des chocolats et des ballons à donner aux enfants qu’elle rencontre, résument sa vie aventureuse. Elle rêve du désert de Gobi, sans avoir grandi en Arizona comme son père. “Celle qu’on ne voit pas” se rend aussi en Russie, à Iaroslavl, à Iekaterinbourg, dans le transsibérien, parsème ses souvenirs de mots russes, tout comme dans le récit d’Éléonore se glissent des fragments de discours en anglais et un extrait de chanson : Can’t help falling in love. Il y a aussi ce marathon qui clôt le récit, une autre façon d’appréhender l’espace avec son corps, l’autrice étant elle-même une passionnée de course à pied.

Un univers poétique

La prose limpide d’Annie Perreault s’avère intensément poétique. Qu’elle fasse rêver avec des noms de lieux, comme Marcel Proust, à la résonance musicale, ou qu’elle décrive la beauté des grands espaces, qui offrent au lecteur la respiration d’étendues vierges et sauvages en apparence. Elle évoque avec une grande justesse la texture du lac glacé, “des filaments poudreux glissent à sa surface, du frou-frou fantomatique dispersé en rafales” qui rappelle “des robes de mariée en décomposition, avec leurs traînes de dentelle déchirées comme des bouts de papier passés à la déchiqueteuse, qui s’éparpillent sur l’œil bleu de la Sibérie.” les effets de lumière à sa surface, la sensation d’un froid pénétrant. Des échos, des jeux de miroirs s’instaurent d’un chapitre à l’autre.
La pensée poétique de l’autrice se teinte d’animisme, à la manière d’un chamane, lorsqu’elle donne la parole au Lac, qui dissimule dans ses profondeurs “une vie dissoute, vieille de plusieurs millénaires“, et sait “lire les âmes, même les plus troubles”. Il possède “un souffle, une respiration”. Le paysage revêt l’apparence d’un être vivant. Mais Annie Perreault excelle aussi à décrire le Canada, en particulier l’hiver, lorsque la blancheur de la neige se ponctue de la tache rouge d’un cardinal, cet oiseau venu des États-Unis qui remonte peu à peu jusqu’à Saint Jean.

Un roman magnifique et très original, qui donne vie aux paysages gelés, aux grands espaces, aux rêves de voyage, porté par une écriture d’une grande poésie, sobre, juste et précise. Après la mort récente de Réjean Ducharme, la littérature québécoise se trouve revivifiée par une voix aussi personnelle que celle d’Annie Perreault. À lire absolument.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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