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Lily Yu, L’odyssée de Firuzeh, traduit de l’anglais par Diniz Galhos, Éditions de l’Observatoire, 04/01/2023, 1 vol. (293 p.). 21€.

Avec une grande précision dans la description des lieux et beaucoup de justesse dans la manière de dire les émotions et les sentiments, E. Lily Yu relate le long et difficile périple qui mène une famille de migrants Afghans en Australie. Au rythme des moments qui, malgré tout, permettent d’espérer et des moments qui extirpent brutalement de toute perspective d’avenir, l’autrice réussit à faire de ses lecteurs les témoins, oh combien solidaires, du sort de cette famille. À travers le regard de Firuzeh la sœur aînée presque adolescente, nous faisons connaissance avec les parents – Abay (la mère) et Atay (le père) – très soucieux de préserver leurs deux enfants de la violence et du malheur qui les ont contraints à devoir quitter leur pays, ainsi qu’avec Nour, l’impétueux petit frère avec qui “elle s’écharpe en permanence”.
En pénétrant au cœur de la migration en train de se faire, L’Odyssée de Firuzeh rend notamment compte avec force des effets douloureux et destructeurs de la privation de maîtrise de son temps que les migrants subissent impuissants. Le roman nous sensibilise également aux différences d’us et coutumes qui pavent l’interminable et imprévisible cheminement d’un monde à l’autre ; différences qui affectent bien plus les parents, enclins à la méfiance ; les enfants se montrant quant à eux davantage prompts à les mutualiser.

L’absence de maîtrise du temps, plaie ouverte de la migration

De Kaboul à Peshawar puis Djakarta, de Djakarta à l’île de Nauru (Île de l’Océan Pacifique, indépendante de l’Australie depuis 1968) et enfin de l’île de Nauru à Melbourne, la migration pour la liberté décidée par les parents de Firuzeh a, dès le départ, exigé l’abdication de la maîtrise de leur temps. À la question maintes fois réitérée “depuis combien de temps attendons-nous là ?”, la réponse crédible ne peut être qu’impossible à dire ; et si on s’obstine quand même à vouloir répondre autrement pour tenter de se rassurer quelque peu, c’est invariablement : “depuis des semaines ou des mois !” La non-maîtrise du temps propre au parcours migratoire a des incidences délétères sur les différents aspects de l’existence.
Ne pas savoir quand pouvoir réaliser ce que l’on devrait faire conduit la famille de Firuzeh à immanquablement être très dépendante des autres : des passeurs et des personnes plus ou moins de confiance qui acceptent de les transporter et les héberger moyennant finance de Kaboul à l’île de Naura ; des gardiens, salariés et bénévoles du camp de détention de cette île où la famille est assignée à résidence pendant une éternité ; une fois à Melbourne, des assistants sociaux et des membres des associations de soutien aux réfugiés mais aussi des familles migrantes installées en Australie avant eux ; sans oublier la dépendance d’Abay et d’Atay à leur fille : ne parlant pas l’anglais, “ils comptent sur Firuzeh pour tout”. C’est notamment elle qui leur lit les lettres décisives stipulant ce qu’il en est de l’état d’avancement de leurs demandes successives de titre de séjour en Australie. Ainsi, c’est Firuzeh qui leur apprend que la famille devra finalement quitter l’Australie sous 30 jours : décision à l’effet tragique sur l’équilibre d’une famille déjà très déstabilisée.
Au-delà de l’incertitude dévastatrice sur l’arrivée et le contenu des documents officiels scellant le sort des migrants, ne pas avoir la maîtrise de son temps c’est “attendre pour tout“. Sur l’île de Nauru c’est obligatoirement faire la queue pour les actes du quotidien : aux sanitaires en devant supporter la saleté repoussante et les odeurs nauséabondes qui n’en finissent pas d’étendre leur emprise ; à la cantine pour se nourrir insuffisamment avec des aliments sans variété et sans goût ; au pseudo-magasin pour l’attribution hypothétique de couvertures supplémentaires. Et, lorsque qu’au bout du compte, le temps s’est étiré hors de tout contrôle, vide de projets tangibles et instillant l’inactivité telle la gangrène, faire la queue à l’infirmerie pour obtenir des cachets s’impose inexorablement aux adultes pour tenter de supporter l’insupportable. Ainsi, après le premier rejet de leur demande de visa pour l’Australie, accompagnée de la proposition du financement des billets d’avion pour retourner à Kaboul où, leur dit-on, la situation ne serait plus dangereuse, Firuzeh et Nour voient leurs parents sombrer dans l’addiction aux médicaments qui les maintient couchés et les rend silencieux, dans l’incapacité désormais de raconter à leurs enfants les histoires poétiques censées les protéger de l’âpreté de l’existence dans laquelle ils les ont entraînés. Après une attente incommensurable et terriblement anesthésiante, c’est finalement l’annonce “qu’ils vont pouvoir aller en Australie sur la base d’un titre provisoire de séjour” qui fait recouvrer à Abay et Atay l’envie d’avoir prise sur ce qui leur arrive. Quitter l’enfer de Nauru pour avoir un chez soi à Melbourne leur laisse entrevoir la possibilité d’être enfin en sécurité. Mais, ils ne savent pas ou ne veulent pas savoir que la partie n’est pas encore gagnée et que l’infortune ne les épargnera pas, tant s’en faut. Soulagés de voir leurs parents sortir de la terrible torpeur qui les éloignait d’eux, Firuzeh et Nour sont tout à la joie d’aborder leur vie dans un nouveau monde plein de promesses et où, pétris de l’enthousiasme “de découvreur des enfants”, ils n’imaginent alors pas une seconde y être destinataires de discriminations, vexations et humiliations diverses.

Les différences d’us et coutumes, une constante de la migration

Firuzeh a du mal à comprendre pourquoi, bien davantage que ne le fait Atay, Abay s’accroche à vouloir accueillir les personnes qui viennent les voir sous la tente sur l’île de Nauru ou dans leur logement de Melbourne selon les règles de l’hospitalité Afghane (offrir du thé et des pâtisseries), alors que leur situation financière ne le permet absolument pas. Par exemple, lors de la venue à leur domicile de personnes aidantes (assistants sociaux, bénévoles …), elle est très gênée et préoccupée par le décalage qu’elle perçoit entre celles-ci, à n’en pas douter soucieuses de l’efficacité de leur déplacement dont la temporalité est très certainement comptée et Abay s’obstinant à vouloir les transformer en convives, prenant ainsi le risque d’être en porte à faux avec les usages australiens. L’incompréhension et la gêne que ressent Firuzeh sont à leur comble quand Abay, trouvant une jeune bénévole trop maigre, décide de lui préparer des plats à emporter à l’issue de chaque séance du cours d’anglais qu’elle dispense à Atay. Firuzeh en veut à Abay de ne pas voir que sa manière de faire et d’être n’est pas adaptée au nouveau monde auquel la famille a tant aspiré, pour lequel elle a tant souffert. À l’instar de Nour, pareille à une éponge séchée se gorgeant de tout ce qui peut faire que maintenant elle soit “d’ici” en Australie, Firuzeh n’est pas en mesure de percevoir que sa mère a besoin, pour se sécuriser et exister, des repères “de là-bas” en Afghanistan, sédimentés au plus profond d’elle-même depuis son enfance.
De même, désormais collégienne à Melbourne, Firuzeh souffre de la différence de traitement dont, en tant que fille, elle fait l’objet par rapport à Nour le garçon de la famille. Alors que la demande de celui-ci d’avoir de nouvelles baskets et tel teeshirt pour pratiquer le football comme les autres garçons de son club est finalement acceptée malgré le budget très réduit de la famille, Firuzeh se voit refuser l’argent pour aller au cinéma avec ses copines. L’adolescente est ulcérée de constater que ses parents sont prêts à faire un sacrifice budgétaire assez conséquent pour Nour mais qu’on lui refuse de bénéficier d’une dépense bien moindre, qui plus est, en lui rappelant qu’elle devrait avoir honte d’être aussi exigeante et d’offenser ses parents en oubliant les règles de bonne conduite attendue d’une fille qu’ils lui ont communiquées. Firuzeh veut être une fille normale comme le sont les filles de son collège, qui font du shopping et qui peuvent avoir une vie extra-familiale. En réponse à sa quête de normalité ici et maintenant, Abay en femme ayant la tête sur les épaules en même temps qu’une certaine idée de l’éducation des filles, avant tout futures épouses et mères, lui assène l’imparable “nous ne sommes normaux en rien, pour l’instant”, qui renvoie implacablement Firuzeh à la fragilité de son statut de migrante. Il apparait que l’amour qui lie la mère et la fille est à l’épreuve des tensions intergénérationnelles que les parcours migratoires ne manquent pas d’exacerber. Fille d’un Afghanistan qu’elle a pourtant choisi de fuir, tout en Abay fait qu’elle n’est pas encore prête à laisser Firuzeh devenir une fille d’Australie, pays dont l’éducation des femmes l’inquiète. Tus ou exprimés, les désaccords et malentendus entre une mère et sa fille migrantes mettent en jeu avec une acuité particulièrement marquée le sentiment d’être trahie dans sa transmission submergeant l’une tandis que l’irrépressible envie de découvertes absorbant l’autre, la conduise à bousculer et réaménager, voire transformer pour partie ce qu’elle a reçu en héritage.

Bien sûr L’Odyssée de Firuzeh raconte « la montée trop nombreux sur une embarcation sans que tous puissent disposer de gilets de sauvetage » et la tempête qui ne manque pas de survenir avec ses noyés dont Nasima la “fantomatique amie des fonds marins” de Firuzeh qui accompagnera ses rêves et interrogations jusqu’à Melbourne. De même, le livre d’E. Lily Yu n’élude pas le racisme dont, au quotidien, les migrants sont destinataires et qu’ils doivent coûte que coûte encaisser pour ne pas compromettre leurs chances d’obtenir enfin les papiers régularisant leur situation. Mais L’Odyssée de Firuzeh tire d’abord sa puissance, aussi réflexive que romanesque, de sa capacité tout en finesse à rendre compte, à hauteur d’enfants, de la migration en train de se faire en tant qu’initiation, mêlant inextricablement la précarité absolue et l’indestructible désir de vivre pleinement sa vie.

Chroniqueuse : Eliane le Dantec

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