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Emprunté au vocabulaire de l’optique, le terme “tache aveugle” ou tache de Mariotte désigne ce lieu de la rétine dépourvu de photorécepteurs, autrement dit, le seul endroit de celle-ci qui ne voit pas. Cette métaphore figure dans le titre de l’ouvrage dirigé par Paul Salmona et Claire Soussan, “Les Juifs, une tache aveugle dans le récit national”, qui tente de pallier une lacune commune à l’histoire et la sociologie. Des historiens renommés, dont Mathias Dreyfuss, auteur “d’Aux sources juives de l’histoire de France”, Pascal Ory, ou Sylvie Lindeperg, (on ne saurait les citer tous), ayant participé au colloque éponyme organisé en 2019 au musée d’art et d’histoire du judaïsme, se sont interrogés sur l’éviction de la présence juive dans la construction du récit national, une présence qui a pourtant marqué l’histoire de France et laissé de multiples traces dans les Archives nationales.
Le judaïsme défini par ces historiens relève moins d’une acception théologique qu’anthropologique. Par “récit national” il faut comprendre non pas la mythification que suppose le terme “roman national”, mais un ensemble de faits consensuels, tant pour les chercheurs que le corps social, qui contribuent à la construction de l’Histoire. Dans ce livre, les historiens se demandent pourquoi, même au moment de l’humanisme ou de l’émergence du protestantisme, la mémoire négative des Juifs de France a perduré, pour se poursuivre avec le récit républicain, et au-delà. Tout se passe comme si jusqu’à la Shoah, on avait tenté d’ignorer cette présence juive, et comme si la Shoah elle-même avait été écartée de l’histoire par la Résistance.
Cette mémoire négative des Juifs découle de la perception médiévale d’une catégorie d’habitants, considérés depuis le Moyen Âge comme des “hérétiques” ou des “étrangers de l’intérieur”, une vision extrêmement dépréciative. Les Grandes Chroniques mentionnent des expulsions opérées au VIIe, au XIIe et au XIVe siècle, obéissant à des raisons politiques parfois très différentes, la politique juive des rois de France constituant le lieu d’expression en négatif du pouvoir royal. Les humanistes eux-mêmes, pourtant attachés à rechercher les origines hébraïques de la Bible, ont totalement ignoré la présence juive dans l’Occident médiéval. L’expulsion de 1321 a suscité un intérêt moindre, en particulier pour les huguenots en quête de modèle de persécution religieuse antérieure, que celles des Juifs d’Espagne ou du Portugal, érigées en exemple. Au contraire de la révocation de l’édit de Nantes, dont on connaît les conséquences, cette expulsion s’est trouvée évincée du récit national, omise y compris par des historiens protestants comme Ancillon. Quant à Michelet, auteur d’une conséquente “Histoire de France”, il a observé une attitude ambiguë, en s’abstenant de faire des Juifs les acteurs de leur propre histoire. L’attachement français à la République et au concept de laïcité ne sauraient suffire à expliquer ce refus de l’historiographie française, et en particulier chez les grands médiévistes comme Georges Duby ou Jacques Le Goff, en dépit du nombre conséquent d’archives et de lieux de mémoire (pour reprendre l’expression de Pierre Nora, qui, lors d’une interview, parle de “tache aveuglante”), attestant de la présence juive en France. Cette omission s‘est trouvée paradoxalement relayée par les historiens juifs eux-mêmes, Jules Isaac, Marc Bloch et quelques autres. C’est pourquoi il convient aujourd’hui de se pencher sur la place que les Juifs occupent non seulement dans le récit national forgé par les historiens, mais aussi dans l’enseignement de l’histoire et plus particulièrement à l’université. Il semblerait qu’en raison de l’exclusion des Juifs des programmes d’enseignement, bon nombre d’élèves n’ont pu aborder le judaïsme que sous l’angle de la Shoah. On peut également constater que certaines politiques archéologiques et muséales ont aussi répercuté cette absence.
L’intérêt de ce livre réside non seulement dans la richesse de sa documentation, mais dans la dénonciation qu’il opère d’une forme d’ignorance organisée au cours des siècles pour diverses raisons, et de l’exposition à la lumière de faits occultés jusque-là, avec une grande intelligence, qui rend son propos percutant. En levant le voile sur un pan d’histoire oubliée, il invite à réintégrer les Juifs dans le récit national qui les a exclus, mais pas seulement. Il s’attache en effet à interroger la multiplicité des causes à l’origine de cette amnésie, auxquelles, outre celles énoncées ci-dessus, il faut ajouter la valorisation de la Résistance au détriment de la Shoah, la ghettoïsation des études juives ou les représentations péjoratives et stéréotypées des Juifs, ((illégitimité des biens obtenus par l’usure et scandale de l’enrichissement des Juifs, meurtres rituels d’enfants, profanations d’hosties, etc.) qui ont conduit à cette éviction d’une partie de la population française, pourtant répertoriée dans les Grandes Chroniques et quelques autres textes, et dont les traces persistent dans la topographie. Les actes du colloque dirigé par Paul Salmona et Claire Soussen questionnent l’écriture et l’enseignement de l’histoire à travers ses manques, ses failles, ses lacunes et montrent que, loin du fantasme de la neutralité de l’historien, cette discipline apparaît politique et pétrie d’idéologie. Tout au long des articles qui le composent, le livre dresse des hypothèses, envisage des solutions et, à travers un sujet précis, la question des Juifs de France du Moyen-Âge à nos jours, nous aide à comprendre comment se construit le récit national. La métaphore de l’optique renvoie à la question du point de vue, nous invitant à reconsidérer le récit de nos origines et la manière dont il tend à inclure comme à exclure. Ce texte apparaît emblématique du regard que nous portons aujourd’hui sur l’histoire et de la nécessité des méthodologies. Il met l’accent sur ce que nous ne remarquions pas forcément, la question même de l’absence, ou la présence en creux, non seulement à travers les faits les plus lointains, mais aussi les objets de la culture contemporaine comme “Nuit et brouillard”. Le film d’Alain Resnais, qui a inspiré la chanson éponyme de Jean Ferrat, se révèle étrangement allusif, allant jusqu’à quasiment gommer le mot “juif”. Nous pouvons encore saisir la référence, car elle renvoie à des évènements du siècle précédent. Mais cela s’avérera-t-il encore possible avec le passage du temps ? Les générations futures pourront-elles la décrypter ou la comprendre ?
Ainsi, “Les Juifs, une tache aveugle dans le récit national”, en levant le voile sur un pan d’histoire ignorée, invite à réintégrer les Juifs dans ce récit qui les a exclus. Plus généralement, ce livre appelle à la vigilance et la justesse de l’écriture historique, non sans cesser d’interroger la pertinence ou l’idéologie sous-jacente de celle-ci. C’est à l’historien qu’il appartient de réfléchir sur les événements qu’il sélectionne, sur ses motivations, enfin, sur l’inscription de l’histoire au sein d’une époque et d’une société qui nécessairement infléchissent ses choix.

Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm

Sous la direction de Paul Salmona et Claire Soussen, Patrick Cabanel, Danièle Iancu-Agou, André Kaspi ; avant-propos par Dominique Schnapper ; postface de Philippe Joutard, “Les Juifs, une tache aveugle dans le récit national”, Albin Michel, 03/03/2021, 1 vol. (298 p.), 21,90€

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