Jamal Mahjoub, Les Kamanga Kings, traduit de l’anglais (Soudan) par Marie Chabin, Actes Sud, 07/05/2025, 464 pages, 23,50 €

Né au Soudan et grandi en Europe, Jamal Mahjoub a toujours fait de ses récits des espaces de frictions culturelles. Avec Les Kamanga Kings, il orchestre la partition d’une survie, une comédie humaine où la musique devient une forme de contrebande mémorielle. Bien au-delà de la chronique d’un orchestre oublié, ce roman explore, avec une ironie douce-amère et un rythme syncopé, les fractures d’une nation et l’éternelle odyssée des artistes face à l’Histoire.
Un accord inattendu dans une harmonie rompue
Au cœur d’un Khartoum écrasé par la torpeur politique et la censure rampante, Rushdy, professeur de littérature, incarne une jeunesse désabusée. Son quotidien est une mélodie mineure, rythmée par l’ennui et le sentiment d’être assigné à résidence par l’Histoire. C’est dans cette atmosphère d’asphyxie qu’une lettre venue de Washington frappe un accord inattendu. Elle propose de faire renaître les Kamanga Kings, légende musicale des jours où le Soudan vibrait d’une autre liberté. Cette missive n’est pas une simple invitation ; c’est une faille temporelle, une brèche dans le mur de l’oubli érigé par des décennies de répression.
Dès ces premières pages, Jamal Mahjoub installe une dynamique de contrepoint. Aux souvenirs épiques de l’âge d’or, portés par une prose lyrique, il oppose la réalité crue du présent : le désenchantement de Rushdy, le silence obstiné de son oncle Maher, ancien violoniste des Kings, et l’impatience fébrile de Hisham, dont le désir d’Amérique est autant une quête de liberté qu’une fuite en avant. Les personnages ne sont pas monolithiques ; ils sont un concentré de contradictions. Maher est à la fois gardien du temple et fossoyeur de sa propre légende. Hisham, en voulant tout quitter, exprime le paradoxe d’une génération qui, pour survivre, doit parfois trahir ce qui l’a fondée. C’est le narrateur lui-même qui donne la clé de cette tension : “La seule religion en laquelle j’ai toujours cru, c’est la musique”. Cette profession de foi devient le moteur d’une intrigue qui interroge la capacité de l’art à suturer les plaies d’un corps social et politique fracturé.
Un road movie mémoriel, entre blues et bouffonnerie
Le récit adopte alors la structure d’une improvisation de jazz, marquée par des ruptures de ton, des accélérations et des riffs mémoriels. La reformation du groupe est une séquence tragi-comique où la bouffonnerie des auditions le dispute à la nostalgie des retrouvailles. Jamal Mahjoub excelle à peindre ces scènes collectives, tissant des dialogues où l’humour caustique révèle les failles de chacun. Le roman devient alors un road movie littéraire qui navigue entre le Soudan des souvenirs et l’Amérique du fantasme, ce miroir déformant où se projettent tous les espoirs et toutes les angoisses.
La narration elle-même est une partition. Jamal Mahjoub déconstruit la chronologie linéaire au profit d’un montage syncopé, alternant les scènes du présent — répétitions chaotiques, confrontations culturelles hilarantes en Amérique — et les flash-back sur la grandeur passée des Kings. Cette architecture narrative produit un effet de palimpseste, où l’âge d’or mythifié se superpose sans cesse à la précarité du réel. L’orchestre devient le microcosme d’un pays traversé par ses propres dissensions. Les tensions entre Nordistes et Sudistes, incarnées par les préjugés et les blessures qui affleurent entre les personnages, rappellent que les Kamanga Kings emportent avec eux les cicatrices d’une guerre civile jamais soldée. L’ambition originelle, rappelée par Rushdy, de “réussir là où d’innombrables présidents avaient échoué : faire de nous une nation”, se heurte aux divisions internes qui minent le groupe, transformant leur aventure en une puissante métaphore de l’impossible unité soudanaise.
Jouer sa partition face au silence du monde
En propulsant ses héros au cœur des États-Unis, Jamal Mahjoub élargit sa focale pour interroger le dialogue complexe entre l’Afrique et l’Occident. L’Amérique, berceau du jazz et du blues qui ont tant nourri les Kings, est à la fois une terre promise et un espace d’incompréhension. Mahjoub explore avec une subtilité mordante ce choc culturel, où la fascination pour le rêve américain se confronte à la réalité d’un monde qui peine à voir au-delà des stéréotypes. Cette odyssée devient alors une réflexion sur la diaspora et la difficulté de faire entendre sa voix, sa singularité, dans le concert assourdissant de la mondialisation.
Le périple des Kamanga Kings résonne ainsi avec d’autres grandes épopées musicales postcoloniales, du Buena Vista Social Club cubain au destin de Fela Kuti au Nigeria, où l’art devient l’ultime territoire de souveraineté. En refusant de céder à l’angélisme, Jamal Mahjoub livre une œuvre qui célèbre la musique non comme une solution magique, mais comme une réaffirmation obstinée d’existence. Il laisse au lecteur le soin de conclure, entre les notes d’une fin ouverte, que le véritable enjeu n’était peut-être pas la gloire retrouvée, mais la possibilité même de jouer, une dernière fois, sa propre partition. Avec Les Kamanga Kings, la littérature devient cet espace où les silences de l’Histoire trouvent enfin leur symphonie.

Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.