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Jean-Michel Wissmer, L’Art Brut en question(s). Sous le regard de Dubuffet : du Facteur Cheval à Aloïse, Éditions Slatkine, 15 octobre 2024, 130 p. + 16 pages photographiques, 25 €.

L’art brut, concept inventé et défini par Jean Dubuffet, est celui de « personnes indemnes de toute culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (…) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou à la mode ». Que Vincent Barras, médecin et historien, fasse la préface n’est pas anodin car bon nombre des artistes sont des clients d’hôpitaux psychiatriques qui (dé)génèrent l’art des fous. J-M Wissmer étudie de nombreux artistes en prise avec la modernité et questionne à bon escient. Et si l’art brut n’était pas l’art des fous mais l’art des malades du genou (mal très douloureux suggérant l’art des souffrants), la création engageant le corps, l’âme, l’estomac, le genou, tout le reste ?

Un problème de définition de l’Art Brut

Une chatte ne trouverait pas ses petits dans l’Outsider Art Fair 2022, foire de Paris de l’art brut, forte de 30 exposants de 24 villes de 13 pays, proposant un patchwork d’art naïf, surréalisme, collages, écritures et œuvres d’artistes comme Carlo Zinelli, Madge Gill, Henry Darger, Martin Ramirez, James Castle, Aloïse Corbaz. Pour cette dernière, qui n’aurait jamais pensé entrer dans le monde de l’art, difficile d’acheter l’un de ses dessins en petit format à moins de 10 000 euros. Désormais l’art brut a ses expositions et musées, tout comme l’art normal. Mais qu’est-ce que l’art brut ? L’art brut, du latin brutus, lourd et pesant, qui n’a pas la raison, est apparu en 1945 sous la plume de Dubuffet. L’Europe sort des atrocités de la Deuxième guerre mondiale et, après la Shoah, on ne peut plus peindre comme avant (l’art des prisonniers et l’art des tranchées étant en marge de l’art brut). On revient aux sources du primitivisme. L’art abstrait domine, rejette le réalisme, multiplie les termes : art en marge, art cru, art singulier, art spontané, art outsider – mot inventé par Roger Cardinal en 1972 – regroupant l’art naïf, l’art ethnique, l’art des enfants, l’art des aliénés. Cette inflation verbale montre le problème d’une définition constante d’un art toujours évolutif. Pour Dubuffet, « rien n’est plus faux que l’idée, pourtant très répandue, qu’une forme d’art caractéristique serait commune aux enfants, aux fous, aux primitifs ». Il s’énerve de la prolifération des musées ou collections d’art brut – ajoutons les galeries, publications, influences, inspirations – dans les grandes capitales et de l’envolée des côtes des artistes bruts. Dubuffet, dans sa quête de l’art sauvage, remonte aux peintures de Lascaux, Altamira et de la grotte Chauvet. Dans son dernier texte en 1970, il emploie le mot culturel qu’il rejetait avant : « la notion d’art brut doit être regardée seulement comme un pôle. Il s’y agit de formes moins tributaires que d’autres de conditionnements culturels (…). N’est concevable assurément aucune manifestation de pensée qui ne prendrait le moindre appui sur de fondamentales données culturelles ». S’il est long et ardu pour définir l’art brut, comment définir la frontière entre folie et santé mentale ?

Aux frontières de la folie et de la santé mentale

Il est des artistes connus chez qui la folie est l’élément essentiel de leur création. Goya, qui dessine tout jeune des animaux sur les murs, illustre la raison qui bascule Dans Le songe de la raison produit des monstres (1799) : il est affalé sur une table, la tête entre le bras, attaqué par des chouettes, des hiboux et des chauves-souris. Van Gogh, aux troubles bipolaires, suggère son enfermement à Saint-Paul de Mausole à Saint-Rémy de Provence dans La ronde des prisonniers (1890). Edvard Munch, en proie à des cauchemars, lance son fameux Cri (1893 ; décliné en cinq versions). Il est interné en 1908, tout comme sa sœur Laura Catherine à 20 ans. Camille Claudel, aux amours contrariées avec Rodin, tombe dans la dépression et la paranoïa et est internée en 1913. Louise Bourgeois exorcise ses traumatismes dans des œuvres violentes comme La destruction du père mettant en scène un crime et un banquet funèbre avec des morceaux de corps humains. Niki de Saint Phalle, violée à 12 ans, hospitalisée pour schizophrénie et traitée par électrochocs, commence à peindre chez les fous puis organise des tirs-happenings durant lesquels elle tire avec une carabine sur des sachets de peinture. On peut aussi citer Remedios Varo (Femme quittant le psychanologue, 1960), Reinhold Metz (illustrateur du Don Quichotte de Cervantes), Yayoi Kusama, rajouter Salvador Dali, Francis Bacon, Alberto Giacometti, qui ont fait de leurs œuvres un art-thérapie à leur folie créatrice.

L’art brut tri-é : Aloïse Corbaz, Henry Darger, Le Facteur Cheval

Pour l’auteur, trois artistes, marqués par le religieux, symbolisent l’art brut. Aloïse Corbaz a un passé culturel (École professionnelle de couture, cours privés de chant) et a été gouvernante à la Cour de Guillaume III à Postdam (tombant amoureuse de l’empereur). Fascinée par le Pape – elle parle d’un Pape des Protestants, couche cinq papes sur ses dessins – mais aussi par la Vierge : « Sans madone, l’œuvre créatrice n’est pas prouvée », elle invente des noms délirants : La Madona Roma, La Madone d’Orient, Madone de Luther, est amoureuse d’un prêtre défroqué. Poétesse inspirée, elle compose des écrits religieux et si elle n’avait pas été dans un asile mais dans un couvent, sa poésie serait mystique et non psychotique. Telle Sainte Thérèse, elle aurait vu le Christ ascensionné à 15 ans (avec une extase immortelle) et s’invente une religion, une Trinité en consubstantialité alternative. Sa culture est incroyable, sans doute nourrie à Postdam, et son inspiration sans fin puise dans la Bible et l’Apocalypse. On est frappé par les seins et phallus omniprésents dans son œuvre (Aloïse est exhibitionniste), les couples s’embrassant sur la bouche. Pour Dubuffet, elle est une artiste intelligente et manipulatrice qui simule la folie (même folle, elle se serait guérie par son art). Henry Darger est un artiste autodidacte. À 4 ans il perd sa mère, à 8 ans il est placé dans une institution catholique. Inquiétant, il est surnommé le Crazy et mis sept ans dans une maison pour handicapés mentaux même s’il est vif et intelligent. Religieux, il assiste à quatre messes par jour. Vidant les poubelles, il accumule les déchets, clame sa haine des fillettes, est fasciné par les catastrophes et les incendies qu’il met dans ses collages et aquarelles. Son œuvre est énorme : huit tomes autobiographiques, Les royaumes de l’Irréel ou 15 145 feuillets dactylographiés sur un monde violent, trois volumes d’images, dessins et collages, découverts à sa mort dans sa chambre par son propriétaire. Son travail sadique et tortionnaire dérange mais reste brut car créé dans la solitude et un huis clos. Le Facteur Cheval est l’artiste brut le plus connu. Il construit seul de 1879 à 1912 son Palais idéal, seul exemple en architecture d’art naïf, classé monument historique par André Malraux contre l’avis du ministère de la Culture. Son inspiration vient des magazines, de cartes postales des monuments des colonies françaises, L’abrégé de la vie des saints, la mythologie indoue et égyptienne. Saint laïc, il vit son martyre en érigeant un temple voué à Dieu. Il travaille comme postier, est marié 2 fois, a des enfants, et, sa folie étant inoffensive, échappe donc à l’asile. Maçon autodidacte, il rédige aussi un journal et écrit phonétiquement sur les murs. Aujourd’hui son palais, à l’origine décrié, est un musée architectural du monde visité par plus de 250 000 visiteurs annuels.

L’art brut évolue et renaît chaque jour dans le monde à travers des artistes marginaux et autodidactes qui ne vont pas forcément dans les asiles. Certains sont des détenus, des originaux, des solitaires, des réprouvés, qui créent sans se soucier de la critique. Aucun parcours n’est comparable : les uns ont des handicaps, d’autres sont des cabossés de la vie, tous ont un vécu difficile voire religieux (animisme, vaudou, christianisme). L’art brut, art de la folie et de la souffrance, marginal et dérangé, s’est rangé, est devenu populaire et art marchand. Dubuffet a légué sa collection de l’Art brut (un ensemble exceptionnel de quelque 5 000 pièces) et ses archives à la ville de Lausanne en 1971. Inspiré, le Genevois J-M Wissmer, essayiste et romancier, revivifie l’histoire de l’art brut, mettant en Cène le chemin de croix physique et mental des martyrs et fous de Dieu. Au surplus, il étaye ses réflexions avec un précieux carnet central de 16 pages de photos couleurs (dessins, peintures, mosaïques, monuments, sculptures…). Un livre à lire et à voir !

Image de Chroniqueur : Albert Montagne

Chroniqueur : Albert Montagne

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