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En 2020, le tout premier roman de Marie-José Descaire explorait les méandres d’une histoire familiale douloureuse, et soigneusement occultée. Elle souhaitait depuis longtemps raconter les derniers mois de la vie de son aïeul, assassiné durant la trouble période qui précéda la guerre civile d’Espagne. Guerre fratricide qui porta au pouvoir et pour longtemps le général Franco. Il lui fallut pour cela, bousculer la mémoire des survivants, s’imprégner de l’atmosphère des lieux et pour combler les failles, écouter ce que pouvait lui chuchoter le vent.

Pour son nouvel opus, Les matins d’Angela, elle retourne vers ce pays aimé de Catalogne Sud entre mer et montagnes, là où les chemins caillouteux courent entre oliviers et chênes-lièges, où l’odeur de la terre mêle le parfum du fenouil à celui de l’herbe humide.

Elle ne manque pas de caractère, la petite Angela, toute malingre qu’elle soit. La fille préférée de Gil, le boulanger de Corçà, généreux et bienveillant, a tout pour irriter Laura, sa mère, par l’imprévisibilité de ses inventions et sa vive sensibilité. Coincée entre une sœur aînée trop jolie, et un frère cadet doublement chéri car héritier mâle et longtemps attendu, il lui faut trouver une place.
Sa curiosité naturelle ne trouve plus à l’école de réponses à ses questions depuis la disparition inexpliquée de son instituteur. Puis, trois années de guerre civile ont laissé en jachère l’instruction des enfants. « Ils avaient gardé de mauvaises habitudes de cette pédagogie républicaine qui avait empoisonné leurs cerveaux, pensait Mademoiselle. Habitués à s’exprimer et à laisser libre cours à leur esprit critique, ils avaient grandi comme un arbre sans tuteur, de manière désordonnée et anarchique au milieu des herbes folles et du chiendent. »

L’appui sans faille apporté au Caudillo par l’Église catholique et la déclaration du pape Pie XII, dès le 16 avril 1939 avait fait de l’Espagne franquiste : « la patrie élue de Dieu ». Par le biais des écoles, la rechristianisation ne se heurterait à aucun obstacle. Angela, comme des milliers d ‘enfants de son âge, a droit au catéchisme obligatoire, aux signes religieux ostentatoires et aux prières rituelles. Et la fillette qui rêvait de dessin et de théâtre pour libérer son imagination, sera gavée d’images pieuses et de textes hagiographiques. De cette enfance entre liberté et cadre familial qui érige le travail en valeur première, contraintes et naïves extases religieuses, Angela va garder une part de mystère. On n’est pas loin de penser au beau film de Victor Erice, L’Esprit de la ruche, sorti en 1973, et d’imaginer cette petite catalane avec les traits d’Ana Torrent, fine observatrice d’un monde dont elle ne peut tout comprendre.
Qualifiée de « peu intéressée, difficile à cerner », c’est chez Montserrat, la couturière, qu’elle entre en apprentissage. On y apprend le métier. Mais c’est aussi « espace de rencontres, d’échange et parfois même un haut lieu de commérages », voire véritable cours d’éducation sexuelle. Car c’est dans ce parfait gynécée que se parachève la formation des futures épouses et mères de famille que toutes sont censées devenir. Angela, pourtant réticente et inquiète y découvre vite le plaisir sensuel des étoffes, la joie du travail bien fait, le bonheur de la création manuelle.

Mais femme au foyer comme le système franquiste le préconise, il n’en est pas question. Vite appelée à apporter son aide aux commerces qui font prospérer la famille, Angela a fait ses preuves à la boulangerie d’abord La photo de couverture nous la découvre, rayonnante, derrière le comptoir entre balance et miches rondes. Au café familial ensuite, puis à la suite d’une succession d’évènements heureux ou dramatiques, c’est à Calonge qu’elle obtiendra par vote, la gérance du « fameux Centro, le bar qui avait servi de lieu de réunion aux gens de droite pendant la guerre, avant de se voir décerner le titre pompeux de « centre culturel » géré par une vingtaine d’associés.

Angela peut. Angela ose. Elle ne s’émeut plus des critiques qui fusent derrière ses pas. Elle tient les prétendants à distance et assume, tête haute, son indépendance financière et son célibat. C’est à Calonge donc, qu’elle fera deux rencontres déterminantes. Antonia, l’ex-journaliste, ardente féministe, rescapée du groupe Mujeres libres qui lui permettra d’ouvrir sa réflexion à des sujets jusqu’alors tabous, la toute-puissance des mâles, l’avortement, la contraception. Elle aidera celle qui fut la fillette de Corçà, bridée par les circonstances et l’ignorance, à mettre des mots sur des rêves possibles.
Et pour les réaliser, il y aura Josep, le musicien : « Il tentait par tous les moyens d’oublier ses cicatrices pour savourer la moindre parcelle de bonheur. » 
Elle savait pouvoir l’aider.

C’est un regard tendre que pose Marie-José Descaire sur cette Angela au caractère déterminé dont le prénom semble une caresse. Elle a grandi dans un pays meurtri. Elle a résisté à l’insidieuse oppression que peut exercer la conjugaison d’un pouvoir politique odieux, de la religion, et de la famille. Mais celle qui, sous la plume d’Antonia, devient le symbole même de la femme moderne, reste capable du don précieux qu’est la tendresse.

Elle ressemble à la terre qui l’a vue naître et que l’auteure, professeur de lettres, décrit avec tant de talent, toute en contrastes. Terre brûlante de soleil qui nous offre la fraîcheur des patios à l’ombre des glycines, et le chant des cigales dans le mûrier platane, une terre qui porta le deuil mais qui transmet la joie.

Marie-José Descaire, Les matins d’Angela, Editions Cap Béar, 04/2022 181 p, 16€

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