Temps de lecture approximatif : 3 minutes

Voici un livre particulièrement bienvenu à la fin de cette période électorale. Le lecteur n’aura aucun mal, en effet, à se figurer la situation qui sert de point de départ au roman. Un entre-deux tours de scrutin présidentiel, deux candidats qui s’affrontent lors d’un grand débat télévisé. Les rues des villes sont désertes car tous les Français sont chez eux, les yeux rivés sur leur petit écran pour connaître l’issue de l’affrontement : « Ce soir, il s’agissait pour chacun de trouver les mots, les mots qui parlent au cœur. Ou à la peur des électeurs. Ou à leur portefeuille. Dans ce genre de duel à mort, on a beau croire à l’intelligence, ce sont les mots qui comptent, la force et la simplicité des mots ». La scène est familière, mais voilà que tout à coup, survient un coup de théâtre inattendu. Au beau milieu d’une tirade xénophobe, la candidate de la droite extrême est stoppée net dans son élan. Elle a beau agiter les lèvres, plus une parole ne daigne sortir de sa bouche. C’est la sidération dans le public et parmi les téléspectateurs. Comment expliquer cette aphonie soudaine ? Un message de revendication ne tarde pas à révéler l’identité des responsables : 

Puisque Madame, vous insultez les êtres humains venus d’ailleurs, nous, mots immigrés, avons en signe de solidarité, décidé aujourd’hui de commencer une grève illimitée.

Une passionnante incursion au pays des mots

On retrouve ici toute la facétie d’Erik Orsenna qui, depuis « La grammaire est une chanson douce » (Stock, 2001) n’a eu de cesse de jouer avec les mots au sens propre comme au figuré, les personnifiant et en faisant les héros d’une série d’ouvrages à la fois instructifs et pleins de poésie. L’académicien s’est ici associé au linguiste Bernard Cerquiglini et au dessinateur François Maumont pour une nouvelle exploration ludique de notre langue qui ravira les lecteurs de tous les âges. Le message de ce conte philologique est sans équivoque : le français est né de la rencontre et de la fusion de dizaines d’autres langues de même que la nation française s’est formée grâce aux apports constants des autres nations et civilisations avec lesquelles elle a échangé. L’idée d’une pureté française « de souche » est un non-sens aussi bien historique que linguistique comme se propose de le démontrer Madame Indigo, truculente présidente de l’AMI (l’Association des Mots Immigrés). La grève des mots a obligé les autorités à ordonner un report de deux semaines du scrutin, période durant laquelle différents invités, à l’appel de l’AMI vont intervenir à la télévision pour « rendre hommage aux vagues successives de mots immigrés qui [ont] contribué à bâtir ce chef-d’œuvre qui a nom langue française ».

La Méditerranée comme plaque tournante

Le français est un fascinant mille-feuille dont les premières couches remontent aux temps préhistoriques. Ainsi le terme caillou, dérivé de la syllabe primitive « cal » compterait parmi les plus anciens dont nous ayons gardé la trace… Chapitre après chapitre, les apports linguistiques des différents peuples sont explorés : des Gaulois aux Anglais en passant par les Romains, les Francs ou les Arabes sans oublier les emprunts aux langues régionales. Les auteurs se dépeignent en héritiers d’une lignée de « douaniers » épicuriens qui se refusent à refouler les mots venus d’ailleurs. Ils démontrent ainsi qu’une langue n’est pas un bloc fossilisé mais un système qui vit et évolue sans cesse au gré des rencontres. S’il ne fallait relever qu’un seul exemple emblématique de cette extraordinaire mobilité des mots, on pourrait citer celui-ci :

Chiffre et zéro viennent du même mot arabe, ṣifr, qui signifiait « vide » ; mais ils ont pris des chemins différents. Ṣifr a donné, d’une part, le latin médiéval cifra, puis le français chiffre ; d’autre part, il a été emprunté par l’italien (langue des banquiers, au Moyen Âge), sous la forme zefiro, réduite à zéro, passé en français. L’arabe de ce temps-là était par nature passeur. Avec un terrain de jeu idéal : la Méditerranée. Plaque tournante entre l’Orient et l’Occident, lieu de tous les échanges.

Les Mots immigrés fait partie de ces livres qu’on a envie d’offrir et de distribuer partout autour de soi. Erik Orsenna et Bernard Cerquiglini ne parlent pas seulement de l’histoire de notre langue mais délivrent aussi un plaidoyer pour l’avenir. Face au rétrécissement du vocabulaire et à une certaine uniformisation apportée par la mondialisation, ils nous invitent toutes et tous à rester vigilants. Les langues comme les êtres vivants ne sont pas épargnées par les extinctions.

Quand allons-nous comprendre que la diversité des langues nous est aussi nécessaire que la multiplicité des êtres ? Si nous n’agissons pas, 90 % de nos langues auront disparu à la fin de ce siècle

Orsenna, Erik – Cerquiglini, Bernard – illustrations de François Maumont, Les mots immigrés, Stock, 02/02/2022, 1 vol. (133 p.), 17,50€

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Actualités littéraires

Comments are closed.