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Friedrich Nietzsche est peut-être le philosophe qui a le plus influencé la pensée contemporaine. Le destructeur des idoles est devenu malgré lui une figure prophétique, idolâtrée par des adeptes qui, pour certains, lui vouent un véritable culte. Pourtant, le “philosophe au marteau” demeure en réalité méconnu. En effet, si de nombreux intellectuels, politiques, artistes ou philosophes se revendiquent nietzschéens, rares sont ceux qui ont lu, analysé et compris son œuvre. Une œuvre immense, complexe et parfois déconcertante. Pierre-André Taguieff s’est attelé avec rigueur et réussite à l’exercice dans “Les nietzschéens et leurs ennemis”, un essai fondamental pour appréhender le nietzschéisme (et l’anti-nietzschéisme) dans sa complexité.
Cet ouvrage déterminant analyse les écrits des laudateurs et contempteurs du philosophe allemand, et décortique les batailles d’appropriation de ses idées à des fins partisanes. La tâche est d’autant plus ardue qu’il est difficile de mesurer l’influence de Nietzsche, tant l’œuvre du polémiste recèle des incohérences. “Ce qui fait la force de Nietzsche, c’est d’affirmer des choses qui sont immédiatement réfutables, mais uniquement par lui-même”, écrivait Pierre Klossowski. L’influence du penseur se retrouve dans les trois registres suivants que sont le style, la pensée idéologique et la pensée philosophique. Or, tous les nietzschéens ne sont pas dans le même registre.
Le degré zéro du nietzschéisme se retrouve dans une espèce de jargon de bois académique qui consiste à “parler comme” Nietzsche, à emprunter son vocabulaire (“apollinien contre dionysiaque”, “volonté de puissance”, “éternel retour”) sans vraiment en saisir le sens. Ce niveau d’appropriation par le style souffre d’une pauvreté épistémique et d’une absence absolue de rigueur intellectuelle qu’aurait abhorré “le Maître”. Il ne représente en soi qu’un intérêt mineur.
La récupération idéologique de Nietzsche a – en revanche – eu un impact beaucoup plus important dans le cours de l’histoire. Et Pierre-André Taguieff de rappeler que : “l’usage politique des écrits de Nietzsche a conduit à de ‘’terribles confins‘’. Il ne faut pas le nier”. La détestation de Nietzsche pour la pitié (“périssent les faibles et les ratés !”), sa méprise envers ceux qu’il qualifiait de “déchets humains”, son combat contre l’égalitarisme (le “plus grand des mensonges”) ayant des relents eugénistes, son “rejet de l’humanisme”, sa rhétorique sur la “volonté de puissance” ou sa conception du “surhomme” sont autant de thèmes qui ont légitimé la récupération de sa pensée par les caciques du IIIe Reich. Cette reprise idéologique a été encouragée par sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche, fervente admiratrice de Mussolini (lecteur averti de Nietzsche) et de Hitler qui voulait faire de son frère : “un prophète du germanisme, préparant ainsi (…) la récupération nazie de la figure du penseur”.
Nietzsche, qui entendait “féconder le passé en engendrant l’avenir”, fut ainsi trahi par sa sœur et récupéré pour de bien sinistres desseins. Cette récupération politique a engendré un anti-nietzschéisme primaire parmi les idéologues d’inspiration marxiste, qui voyaient dans l’œuvre de Nietzsche un instrument de légitimation de la politique antisémite et suprémaciste des autoritarismes. Pourtant, au moment de la montée en puissance de l’antisémitisme en Europe, Nietzsche n’est plus “anti-sémite” et se trouve en rupture totale avec sa mère et sa sœur, deux figures qu’il honnit et pour lesquelles il ne marque plus aucun signe de respect. S’il ne “fait pas de doute que l’on trouve des traces d’antisémitisme dans la philosophie du jeune Nietzsche”, son évolution sur la question juive démontre que : “nul n’est voué à ressasser les préjugés de son enfance et de son adolescence, ni à rester fidèle à des convictions devenues intolérables”.
L’influence de Nietzsche dans la sphère philosophique s’est également révélée fondamentale dans la construction de la pensée contemporaine. Selon Stephan Zweig, il faut situer Nietzsche “par-delà le vrai et le faux, le juste et l’injuste” et “l’aborder comme une œuvre d’art dont la valeur est dès lors intrinsèque”. Cette conception dépassionnée de l’œuvre du penseur a pu conduire – dès les années 1960 – et tout particulièrement en France, à la création d’un Nietzsche propret, aseptisé, convenable, “académiquement acceptable”. Un anti-Nietzsche. Cette canonisation du philosophe, qui s’est accélérée après 1968, a conféré une saveur quasi prophétique à l’une de ses plus grandes craintes, exposée dans Ecce Homo et Ainsi parlait Zarathoustra : “J’ai une peur terrible qu’un jour ou l’autre on ne fasse de moi un saint”. Que le nietzschéisme ait fait l’objet d’une “gauchisation” foucaldienne ou d’une “droitisation” par des auteurs tels qu’Alain de Benoist, Nietzsche n’en reste pas moins “intrinsèquement suspect, et légitimement suspect, tant par la teneur de ses écrits que pour les usages politiques qui furent faits de sa pensée”.
Nietzsche, l’ennemi déclaré des philosophes faiseurs de systèmes (Robert Musil), a bâti malgré lui un système : “au début la mort de Dieu, au milieu est le nihilisme qui en découle, et à la fin l’auto-dépassement du nihilisme dans l’éternel retour” (Karl Löwith). Il est l’objet de “multiples systèmes de légitimation, liés à des modes d’appropriation aussi divers que contradictoires de son œuvre et de son nom”. “Les nietzschéens et leurs ennemis” est une œuvre majeure dans la compréhension du système Nietzsche, le “plus grand des philosophes depuis Kant”.

Taguieff, Pierre-André, “Les nietzschéens et leurs ennemis : pour, avec et contre Nietzsche”, Le Cerf, 22/04/2021, 1 vol. (490 p.), 24,00€

Florian BENOIT
articles@marenostrum.pm

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