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David Abulafia, La Mer sans limites, Traduit de l’anglais par Olivier Salvatori, 06/09/2024, Les Belles Lettres, 992 pages, 39,50€

L’océan. Vaste, puissant, énigmatique. Berceau de la vie, voie d’échanges, source de fascination et d’effroi. Son immensité semble impénétrable, sa surface opaque masque des secrets insondables. Pourtant, au fil des millénaires, l’homme s’aventure au-delà de ses rivages, poussé par une inextinguible curiosité, le désir d’échapper aux pressions terrestres ou le besoin de découvrir d’autres mondes. Les routes maritimes qu’il trace à travers les flots deviennent ainsi les maillons d’une chaîne unissant des nations aux destins inextricablement entremêlés. David Abulafia, avec La Mer sans limites, signe là une œuvre magistrale, un tour de force intellectuel qui propulse l’histoire maritime vers de nouveaux horizons. Sa prose, d’une élégance rare et d’une érudition époustouflante, nous entraîne dans un voyage captivant à travers les océans et les millénaires, tissant une tapisserie fascinante des destins inextricablement liés de l’homme et de la mer. C’est une lecture incontournable pour quiconque souhaite comprendre comment les océans ont façonné notre monde, et quel sera leur avenir dans un XXIe siècle aux enjeux sans précédent.

C’est à la fascinante histoire de ces connexions, ainsi qu’aux technologies, guerres et catastrophes qui les jalonnent, que le récit de David Abulafia  La Mer sans limites nous convie. Nous connaissons bien cet auteur – professeur émérite à l’Université de Cambridge – auquel nous avons remis le Prix Mare Nostrum pour son extraordinaire ouvrage : La Grande mer. Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens (2022). Son approche, qui se distingue du sempiternel récit de découvertes ou de conquêtes européennes, est, à l’image du livre lui-même, véritablement maritime : ancrée dans les flux et reflux du trafic marchand à travers les océans Pacifique, Indien et Atlantique, au fil des époques.

Plutôt que de proposer une étude globale et abstraite des trois grands océans, le professeur Abulafia présente trois chronologies entrelacées dont les événements éclairent la vie, l’imaginaire et la pensée d’un bout à l’autre de ces vastes étendues d’eau. Une distinction s’impose ici entre ces histoires entrecroisées et les compartimentages arbitraires : avant Colomb et Vasco de Gama, ces océans constituent trois mondes séparés, sans lien entre eux. Par la suite, ils s’interpénètrent à mesure que des bateaux, des objets, des idées et des humains voyagent sur leurs eaux. On parle déjà, non sans condescendance, d’un système maritime proto-mondial, unissant les réseaux de l’Europe et de l’Asie, des comptoirs portugais de Malacca ou Goa. Cependant, avant l’ouverture des canaux de Suez et de Panama, ces échanges ne sont au mieux que des flux en modèle réduit de ceux que l’on connaît aujourd’hui.

L'Océan Pacifique : naviguer au-delà du temps

Parler d’océans, c’est aussi affronter une immense difficulté : reconstruire, cartographier, décrire et nommer les routes empruntées par l’homme au-delà de la mémoire des vivants. Cela est vrai partout, mais le problème prend une ampleur particulière dans l’océan Pacifique, tant il s’agit d’un territoire gigantesque peuplé d’îles qui paraissent n’occuper qu’un espace réduit. Sa vaste surface, son homogénéité et l’absence de frontières bien définies, ont pu le faire apparaître comme infiniment accessible et malléable, une sorte de Pacifique océanique, un espace homogène et interchangeable. Cependant, comme le montrent les travaux des chercheurs sur les traces de populations disparues dans l’archipel polynésien, c’est un malentendu. Chaque île possède ses propres traditions, mythes et coutumes. Mais, à la différence des autres océans, son peuplement par des êtres humains se fait d’abord en son sein, un mouvement datant d’au moins soixante mille ans avec l’arrivée de l’homme en Australie, en passant par la Nouvelle-Guinée.

Ces peuples d’origine inconnue, comme les Aborigènes d’Australie et d’autres encore, entreprennent les premiers voyages loin des rivages en utilisant des technologies qu’il est impossible de connaître aujourd’hui. Les récits des migrations dans l’océan Pacifique insistent longtemps sur des éléments extraordinaires ou magiques, dont on peut douter qu’ils nous apprennent grand-chose, même s’ils conservent leur charme : celui des « eaux au poisson dormant » ou du « pays où réside le jour ». Ces légendes révèlent cependant comment les générations successives perçoivent ces performances extraordinaires sans les dater précisément : la disparition d’îles habitables et des familles vivant sur leurs terres sous le coup d’éruptions volcaniques, l’éruption des esprits des volcans, des vagues démesurées, ou le passage de continents au milieu du sable. Mais plus encore, on peut observer les traces matérielles du réensemencement radical des écosystèmes à l’arrivée d’autres peuples et d’animaux que ces voyages provoquent : des espèces animales acculées à l’extinction, des sols perdant leur vitalité, ainsi que l’inévitable invasion des rats polynésiens à travers tout le Pacifique.

À mesure que les Polynésiens se déplacent vers l’est, traversant quatre mille cinq cents kilomètres d’océan dans ce mouvement inexorable de colonisation qui mène à l’installation de villages dans les îles Fidji, Tonga et Samoa au XVe siècle, leur art du passage entre les archipels voisins, mais aussi à travers des zones de mer qui paraîtraient infranchissables aux marins contemporains les plus expérimentés, s’accroît en subtilité et en complexité.
Ces premiers navigateurs des eaux océaniques mettent au point des embarcations qui, selon la description d’un radeau océanique dans un poème indonésien, rappellent nos bateaux gonflables. Ces navires en peaux cousues ou tressées sont résistants, quoique perméables à l’eau, et, une fois endommagés, ils peuvent être renfloués par l’insertion d’une chambre à air faite de calebasse creuse. En l’absence d’écriture et d’outils de navigation perfectionnés, leur connaissance à l’estime des voies à travers ces océans devient un savoir sacré et une véritable science transmise de génération en génération au cours de longues périodes d’initiation. Que ces périodes durent un certain temps ou soient condensées par les conteurs d’histoires, fait néanmoins débat parmi les historiens, souvent focalisés sur les chiffres.

L'Océan Indien : des monts et merveilles dans un moulin de connexions

S’éloigner des eaux du continent maritime d’Indonésie et de l’île de Madagascar pour aborder celles de l’Océan Indien n’implique pas un changement de paradigme. Cependant, il est plus facile d’appréhender cette immensité, car son caractère de « carrefour commercial », de « mer au milieu » et de réseau se distingue nettement, plutôt que de le voir comme un gigantesque bassin délimité par un archipel d’îles au-delà des routes maritimes. Cela reste vrai, hormis quelques exceptions qu’il ne faut pas ignorer, telles que les Îles Andaman ou Maurice, qui, à part le volume d’esclaves transportés dans cette dernière, se ressemblent quant aux types d’épices, d’objets échangés, et par la fragilité de populations soumises aux mélanges, aux chocs des échanges et aux conflits qui ont déterminé leur destin.

L’Océan Indien connaît un essor commercial à travers le golfe Persique, dans des contrées situées bien loin du cours de l’Indus : il n’est intégré à cet espace que plus tard. Ces évolutions échappent aux chroniques contemporaines, sauf quelques données, souvent anecdotiques, dont on ignore la véracité, comme des inscriptions grecques ou les récits d’auteurs arabes. On rapporte, par exemple, qu’un sultan d’une terre lointaine, dédaigneux de la traite, ne portait que des vêtements en poils d’animaux, amassant sa fortune en lingots ; ou encore, que dans une autre cour, tous les animaux marins, « comme en l’Indus », nageaient de nuit vers les appartements du souverain pour être repêchés pour son petit-déjeuner.

Plus crédibles sont les archives royales égyptiennes qui relatent les efforts d’établir des routes par la mer Rouge vers « la terre des dieux » dès le XVe siècle avant notre ère, ainsi que d’autres documents datant du milieu du VIIIe siècle avant notre ère. Les inscriptions funéraires d’officiels égyptiens témoignent de leur rôle dans le commerce océanique à longue distance. Des documents sur la traite menée au IIIe millénaire dans les confins du golfe Persique éclairent les échanges à travers les immenses étendues de l’océan Indien, reliant deux puissantes civilisations : l’Égypte pharaonique, en aval de la mer Rouge, et, en amont du golfe Persique, les sociétés urbanisées de Mésopotamie.

De cette région, la plus ancienne trace crédible est conservée sur une tablette cunéiforme au British Museum, mentionnant un vaste univers avec au centre l’Irak, que les cartographes mésopotamiens connaissaient bien, en proie aux inondations et aux déluges. Au-delà, ils identifiaient vaguement des pays « étrangers » sur leurs cartes. Parmi ceux-ci figuraient des îles légendaires, lieux de passage obligé pour explorateurs et commerçants entre l’est, avec la terre lointaine et mythique de Meluhha, qui exporte des objets précieux comme l’ivoire, la cornaline et les pierres fines, et l’ouest, avec l’Égypte. À l’époque de la civilisation mésopotamienne d’Obeid, ces territoires deviennent réels grâce à une route maritime qui, hormis quelques passages terrestres, relie en plusieurs étapes de grandes civilisations, comme en témoignent les récits sur les périlleux voyages de négociants. Toutefois, ces récits risquent de faire croire à une divergence nette entre un Occident et un Orient, alors que, dans cet ensemble d’îles et de terres éloignées de plusieurs centaines de kilomètres, des peuples circulaient, adaptant constamment leurs langues pour exprimer la spécificité de leurs us et coutumes, à la différence de l’arabe ou des dialectes persans.

Le pays imaginaire de Dilmun a longtemps intrigué. Décrit comme la « maison des docks » du « pays des vivants », il apparaît dans la littérature comme un lieu réel à une époque, selon les documents de sociétés succédant à celles des Mésopotamiens. Ces civilisations renaissent puis disparaissent, laissant une image floue et une empreinte profonde dans le subconscient collectif, comme l’Empire akkadien, puis babylonien. Aujourd’hui, on situe Dilmun avec une relative certitude sur l’île de Bahreïn, grâce aux ruines d’un temple du troisième millénaire, correspondant aux motifs bibliques et coraniques d’un royaume d’outre-mer, riche en biens. Les flottes et la foi des marins cherchaient à en obtenir les faveurs, l’honorant au sein de leurs villes. Les merveilles de Dilmun, en tant que foyer et non simple étape, conduisent aux travaux de Geoffrey Bibby sur le mythe et la réalité, comme il le relate dans son ouvrage classique Looking for Dilmun, traduit en français par Recherche de Dilmun. Les navires assemblés et réparés à Umm al-Quwain, ou encore à l’extrémité du golfe de Julfar en face de Mascate, dans l’actuelle partie des Émirats arabes unis dirigée par l’émir de Ras al-Khaïmah, illustrent ces flottes composées de dizaines de bateaux naviguant au gré des marées, parfois malgré les tempêtes, jusqu’au XIIe siècle, date de l’invasion de Bagdad par les Mongols, marquant un tournant pour les mondes islamiques, à commencer par la route du golfe Persique, dont la ville mythique et prospère d’Hormuz est une étape incontournable.
Les Portugais, bien que leur influence soit plus tardive et de bien plus courte durée que celle des navires d’autres contrées parcourant le grand océan en quête des Indes, ont tout de même créé des voies commerciales autour du cap de Bonne Espérance, ce qui transforme la configuration politique et économique de l’ensemble de cet océan.

L’Océan Atlantique : vents et tempêtes dans le jardin d’Éden

On insiste depuis longtemps sur l’importance de l’Atlantique dans les explorations qui suivent la redécouverte de l’Amérique et la naissance du commerce triangulaire au milieu du XVIe siècle. Dans La Mer sans limites, les débuts de cet océan dans l’histoire humaine remontent bien plus loin. Ils rappellent ceux du golfe Persique et éclairent la formation progressive d’un grand réseau maritime, non pas au-delà d’un continent dont l’ampleur et la forme étaient encore incomprises — il s’agira de l’Amérique dont parlera Colomb — mais le long de ses côtes. C’est une chaîne s’étendant de l’Écosse jusqu’à la frange ibérique sur près de quatre mille kilomètres. La chute d’un rocher au Danemark vers 9 600 avant notre ère, suivie d’un grand tsunami engloutissant une grande partie du Doggerland, scinde cette même Europe en plusieurs entités. Les peuples du Mésolithique, qui s’installent à la nouvelle périphérie, prennent l’habitude de parcourir ces zones en bateaux adaptés au climat marin glacial, y passant leur vie jusqu’à ce que les premiers fermiers au cœur de l’Europe se considèrent comme maîtres, non plus seulement des ressources, mais d’une terre appartenant aux dieux, sur laquelle ils assoient la primauté de royaumes.

La côte ouest de l’Europe diffère de la côte est du continent par le nombre de terres émergées accessibles, du moins pendant la longue phase de baisse du niveau des mers au Paléolithique, atteignant des extrêmes jamais égalés après l’avènement de la sédentarisation : il y a environ soixante mille ans, jusqu’à six ou sept mille ans en arrière. Parmi les grandes zones, il y a ce que l’on appelle Doggerland, dont l’immensité se brise en deux parties inégales il y a environ huit mille deux cents ans, après la rupture d’un barrage au lac qui deviendra la mer Baltique. Cette région offre alors un excellent pâturage à ces peuples mobiles, qu’ils quittent quand elle disparaît, pour s’installer sur ce qui reste. Une différence marque néanmoins cet ensemble de rives orientales, de la France du Sud au littoral britannique : les terres au sud de la ligne reliant Bristol, le Cornwall et l’extrême nord de la mer d’Irlande. Les terres fertiles de la Gascogne et celles du Portugal se développent en totale indépendance des autres, jusqu’à ce que des navires méditerranéens, dirigés par des marins d’origine grecque ou phénicienne, appelés alors « Grecs » en Grèce, commencent, à partir de Massalia (en partie conquise par les Gaulois vers 600 av. J.-C.), à atteindre le détroit de Gibraltar. Ce détroit, qui plus tard séparera Méditerranée et Atlantique, devient une route pour le transport d’articles de luxe, destinés aux guerriers celtes des tribus gauloises de cette région de l’Europe, qu’ils consomment avec avidité.

Un Océan, des mondes, vers de nouveaux horizons

Les exemples de routes inter maritimes avec leurs multiples relais sont nombreux : des Îles Salomon dans l’océan Pacifique à Madère, São Tomé, ou encore la Socotra au début du XVe siècle, un lieu marqué par l’aridité extrême et la rareté des rivières et de l’eau douce, rendant la prospérité difficile. Tous ces endroits, négligés à l’époque du navigateur portugais et grand maître de l’ordre du Christ, Henri « le Navigateur », deviennent pourtant très précieux après la « découverte » par Vasco de Gama, qui devient le premier héros des grandes sagas européennes sur l’exploration de l’océan Indien, des terres et des continents plus au sud. Ces mêmes explorateurs ibériques font des Canaries leur premier grand terrain d’essai, au point de décimer cette culture pure, d’introduire de grands animaux pour qu’ils broutent sans remords, ou encore de transformer les peuples locaux. Christophe Colomb les juge idéaux pour être réduits en esclavage et soumis à un travail pénible sous le ciel des terres de réenchantement, au sud des États-Unis actuels.

Tout comme la Méditerranée « grecque » est d’abord un carrefour phénicien avant l’expansion du royaume Lagide d’Alexandrie, les routes de la Baltique et de la mer du Nord voient l’établissement de forts allemands à travers les mers des Pays Bas, que l’on qualifie, au risque de trop s’engager dans l’abstraction, de « mariés » au sein de la Hanse teutonique, ainsi que celles d’autres nations scandinaves. C’est notamment le cas de ce que l’on appelle « La Terre Verte », avec ses colons chassant des produits recherchés jusqu’en Arctique. Il est essentiel de revisiter cet aspect moins documenté des empires et routes européens pour mieux comprendre et apprécier la lente émergence d’un réseau mondial au XIXe siècle, après que des transformations profondes aient eu lieu avec l’usage des vaisseaux à vapeur, puis des avions de transport d’hommes et de marchandises. Cela nous mène jusqu’au XXe siècle, marqué par la révolution des containers.

L’ouvrage de David Abulafia, La Mer sans limites, propose une plongée fascinante dans l’histoire multimillénaire de l’interaction humaine avec les océans. Mais, plus qu’une simple fresque des explorations, conquêtes et empires maritimes, le livre, d’une érudition exceptionnelle, met en lumière le rôle des océans en tant que creusets d’interconnexion, de commerce, de cultures, de religions, d’imaginaires, d’arts, de technologies, de mélanges de populations et d’idées. En déconstruisant la notion traditionnelle des aires maritimes — l’Atlantique, le Pacifique, l’océan Indien et les mers plus petites comme le golfe Persique ou la Baltique — en tant qu’espaces homogènes ou compartimentés et autonomes, il les replace dans un monde où, depuis la haute antiquité, les nations non seulement se côtoient mais se nourrissent et s’enrichissent mutuellement, souvent à leur insu.

Un héritage persistant

La Mer sans limites nous offre également une vision de l’océan qui contraste fortement avec les discussions actuelles sur sa contamination par le plastique et son exploitation pour ses immenses réserves de gaz, de pétrole et d’autres énergies « propres », faisant de lui une nouvelle terre, bien qu’il ne le soit plus vraiment.

L’écosystème marin est une entité que l’on aimerait croire autonome, pour paraphraser un autre historien de la nature disparu, l’Américain Stephen Jay Gould : nous ne faisons peut-être pas totalement partie de ce que nous appelons le monde de la haute mer. La nature nous rappellera durement que le climat et la fonte des glaces évoluent non pas en séquence, mais à un rythme accéléré, un concept également ambigu qui confère une fréquence imprévisible à un processus vieux de millions d’années. Quant à ce que nous pourrons faire et observer, l’avenir nous ramène à une immense chaîne, avec tous ses nœuds, pour une ultime traversée vers un autre futur à construire, sur un globe toujours plus bleu.

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