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Abulafia, David, La Grande Mer : une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens, traduit de l’anglais par Olivier Salvatori, Les Belles lettres, 19/08/2022, 1 vol. (XXIII-701 p.-pl.), 35€.

Le Débarquement de Cléopâtre à Tarse Le Lorrain (1600-1682) Claude Gellée (dit)
Le Débarquement de Cléopâtre à Tarse Le Lorrain (1600-1682) Claude Gellée (dit)

David Abulafia, grand historien anglais et professeur émérite d’histoire méditerranéenne à l’Université de Cambridge, était-il prédestiné à consacrer une partie de son existence et de son œuvre à la « Grande Mer » ? C’est une évidence eu égard à son patronyme. On se plaît à penser qu’il est un lointain parent du grand Abraham Abulafia qui fut – au XIIIe siècle – un mystique et un kabbaliste juif de tout premier ordre. Considéré comme le « maître des secrets », il a parcouru la Méditerranée de long en large, allant même, en 1280 jusqu’aux portes de sa résidence et au péril de sa vie, imaginer convertir le pape Nicolas V à sa doctrine messianique. Ce serait une prestigieuse filiation tant Abraham Abulafia fut – pour son époque – fascinant, tout comme l’est cet ouvrage de près de 700 pages qui se lit comme une histoire passionnante et tragique de l’humanité, où nous voyons s’élever et s’effondrer les empires et les croyances.

Méditerranée signifie “la mer entre les terres”. Les Romains l’appelaient Mare Nostrum – « Notre Mer » ; les Turcs la « Mer Blanche » ; les Juifs la « Grande Mer » ; les Allemands la « Mer du Milieu » et les anciens Égyptiens la « Grande Verte ». Depuis lors, elle est connue sous les noms de « mer corruptrice », de « mer intérieure », de « mer amère » et de « continent liquide ». Quelle que soit la manière dont on la nomme, il est incontestable que toutes nos religions, tout ce qui nous place au-dessus des « barbares », et même la plus grande partie notre droit, nous viennent des rives de cette Méditerranée que David Abulafia – dans ce livre magnifique et étonnant – nous fait découvrir sous l’aspect des sciences humaines, en prenant un angle très différent, et n’hésitant pas à remettre en cause le déterminisme morose de celui qui fut naguère son plus grand historien : Fernand Braudel.

À quoi pourrait se résumer l’histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens telle que nous la percevons au XXIe siècle ? À un centre de loisirs géant, parfois même dans certaines de ses stations à un asile à ciel ouvert, où s’agglutine un tourisme de masse, à peine troublé par l’afflux d’embarcations de fortune, surpeuplées d’êtres en détresse qui – provenant de l’autre rive – s’y échouent au prix d’une traversée périlleuse. Mare Nostrum est désormais un gigantesque cimetière engloutissant les âmes désespérées. Cette mer, qui était naguère source de survie, porteuse de promesses et de récompenses, qui servit plus à unir qu’à diviser, est désormais au cœur d’un enjeu géopolitique, de questions de frontières, qui renforcent les discours nauséabonds d’une extrême droite européenne reniant son héritage culturel. Mais Mare Nostrum n’a pas toujours été enchanteresse et David Abulafia – avec une grande impartialité – l’a clairement démontré. La piraterie, l’esclavage, l’exploitation économique, l’intolérance religieuse et les guerres – saintes ou non –, ont émaillé son histoire.

Une grande fresque de la préhistoire à nos jours

David Abulafia, en conteur passionné – s’éloignant ainsi l’académisme de Fernand Braudel –, décompose l’histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens en cinq grandes périodes. La première (22000 av. J.-C.-1000 av. J.-C) commence par les premiers peuplements humains et se termine avec les grandes migrations et les cataclysmes de 1200-1000 av. J.-C. La deuxième (1000 av. J.-C.- 600 apr. J.-C.) témoigne de l’unification de la Grande Mer sous l’égide d’empires maritimes successifs et se termine avec la fragmentation du pouvoir romain et l’arrivée de l’Islam. La troisième (600-1350) commence par la domination musulmane et juive des rives méridionales, assiste à la montée des communes italiennes et se termine avec la peste noire. La quatrième (1350-1830) connaît l’émergence de nouvelles puissances chrétiennes, comme les Catalans, qui sont éclipsées par le rouleau compresseur ottoman que les Anglais décrivaient comme « une des racines les plus nuisibles du mal ». Le destin global de la Méditerranée change au cours de cette période, alors que l’Atlantique joue un rôle plus important dans le monde, et que la Grande Mer, pour la première fois, est dominée par les puissances d’Europe du Nord. Les caractéristiques distinctes de la cinquième Méditerranée (1830-2014), qui est la nôtre, comprennent la découverte historique des premiers mondes méditerranéens, un durcissement des différences ethniques et culturelles, et la menace d’une catastrophe environnementale, qui a été particulièrement évidente cet été. C’est un nouveau phénomène que nous devrons prendre en compte. L’humanité en général, et la Méditerranée en particulier pourraient être – entre les épidémies et le climat – gouvernées par des forces naturelles qui les dépassent.

Le livre de David Abulafia – illustré d’une magnifique iconographie et enrichi de cartes didactiques – a tout ce qu’un ouvrage historique majeur exige : un thème important, des recherches solides, une écriture somptueuse qui plaira aux savants comme aux débutants, et une vision très perspicace de la nature humaine, parfois non dénuée d’humour… En résumé, un ouvrage à mettre entre toutes les mains, fourmillant d’anecdotes historiques passionnantes.
Le saviez-vous, alors que Jérusalem était assiégée en juillet 1099, des marins génois ont démantelé leurs navires à Jaffa, et ont transporté le bois jusqu’à la Ville sainte pour construire les engins de siège sans lesquels elle ne serait jamais tombée ; en 1794, le parlement Corse vota l’union avec la Grande-Bretagne et Georges III sera acclamé comme roi de Corse durant deux ans ; La Russie – au XVIIIe siècle – avait l’intention de revendiquer Minorque afin d’expulser les catholiques pour les remplacer par des Grecs orthodoxes. De manière plus tragique – et l’histoire de la Méditerranée est emplie de génocides –, lorsque la population arménienne fut massacrée en septembre 1922 par les Turcs à Smyrne (l’actuelle Izmir), des bâtiments de la marine anglaise, française et italienne, mouillaient dans le port. Au nom de la neutralité, ils refusèrent – dans un premier temps – d’intervenir :

À bord des bâtiments de guerre britanniques, des fanfares devaient interpréter des chants de marin endiablés pendant que les officiers dînaient au mess afin de noyer les cris terrifiés des quais, à quelques centaines de mètres de là. L’amiral britannique finit par céder aux appels passionnés, et l’admirable Jennings réussit à obtenir le soutien de la marine grecque installée à proximité, à Lesbos. Vingt mille personnes purent être sauvées sur des vaisseaux alliés, et beaucoup d’autres sur la flottille grecque de Jennings. Malgré cela, quelque cent mille personnes périrent à Smyrne et dans son hinterland, et au moins autant furent déportées en Anatolie continentale, où la plupart disparurent.

Paru en 2011 en langue anglaise – alors que la Méditerranée était secouée par la dissidence politique des « printemps arabes », nous pouvons nous réjouir que Les Belles Lettres – un éditeur courageux et de grande qualité – nous ait offert la version française de cet ouvrage qui va influencer de manière durable de nouvelles générations de chercheurs et les amener à penser « Une Méditerranée autrement ». Souhaitons à ce livre d’une ampleur exceptionnelle et qui rayonne d’érudition, le même succès en France qu’au Royaume-Uni, où il fut – à sa sortie – un best-seller de la littérature non-romanesque.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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