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Collectif, Les paradoxes du comédien : cinquante regards sur le métier d’acteur, Gallimard, 07/03/2024, 1 vol. (328 p.), 22,50€

Les paradoxes du comédien (2024) a un parfum de madeleine de Proust pour les férus de littérature et de théâtre car il se réfère au Paradoxe du comédien de Denis Diderot. Sa thèse, d’abord confidentielle, parue en 1770 dans un article de La correspondance littéraire, journal périodique envoyé par la poste à un petit nombre de Cours européennes pour contourner la censure, est restée peu connue en France jusqu’à la parution posthume du livre en 1830. Il faut se placer dans le contexte du XVIIIe et des Lumières pour appréhender le paradoxe, défini par l’Encyclopédie comme une “proposition absurde, en apparence, à cause qu’elle est contraire aux opinions reçues, et qui, néanmoins, est vraie au fond, ou du moins peut recevoir un air de vérité”, et pour percevoir le comédien comme la personne – étymologiquement, persona étant le masque porté par l’acteur, le rôle joué, et persono signifiant résonner de toute part, retentir – qui joue au théâtre. Le paradoxe est la théorie de la distanciation du comédien qui joue avec “sang-froid” ou “sens froid”, orthographe du XVIIIe, ce qui corrobore l’image de “l’extrême sensibilité” de l’interprète médiocre ou mauvais. Le bon acteur, désincarné, “n’est pas le personnage, il le joue, mais il le joue et le joue si bien que vous le prenez comme tel : l’illusion n’est que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas”. L’acteur crée l’illusion la plus confondante possible, sur le modèle du trompe-l’œil, il immerge le spectateur dans la scène et sollicite ses sensations en encourageant l’identification aux sentiments du personnage.

Le Paradoxe au XXe

Aujourd’hui, l’idée que l’acteur qui n’éprouve pas l’émotion jouée puisse cependant la faire éprouver au spectateur peut étonner. Diderot, novateur à son époque, avait prévu l’hostilité de son paradoxe : “Ces vérités seraient démontrées que les grands comédiens n’en conviendraient pas ; c’est leur secret”, qui engendra une controverse. Le paradoxe et la controverse sont toujours d’actualité et régénérés avec le cinéma qui s’est ajouté au théâtre. L’exemple le plus connu oppose Dustin Hoffman et Laurence Olivier dans Marathon Man (1976) de John Schlesinger. Un matin, Dustin Hoffman arrive, fatigué : il n’a pas fermé l’œil depuis soixante-douze heures pour jouer une scène où son personnage, Thomas Levy Babe, n’a pas dormi durant trois jours. Étonné, Laurence Olivier lui demande pourquoi il ne joue pas tout simplement. On mesure pleinement l’écart, d’une part entre le jeu étasunien (cinématographique) et le jeu britannique (théâtral), d’autre part entre l’identification de l’acteur incarné dans son rôle selon l’Actors Studio et la distanciation et le détachement raisonnés de l’acteur prônés par le théâtre épique de Bertolt Brecht. Louis Jouvet, comédien dual des 6e et 7e Arts, homme de théâtre s’il en est (avec Gérard Philipe) – qui confia faire uniquement du cinéma pour devoir se nourrir – s’intéresse au Paradoxe du comédien de Diderot dans le comédien désincarné, ensemble de notes écrites entre 1939 et 1950 et publiées à titre posthume en 2009. Il distingue l’acteur, qui impose sa propre image à son rôle, incapable de jouer tous les types de personnage, et le comédien, capable de camper n’importe quel rôle. René Simon, le fondateur du cours Simon, donne raison à Diderot : “Le grand acteur est celui qui, simulant à la perfection, en mystificateur professionnel qu’il doit être, atteint régulièrement son but qui est de mystifier”, tout comme Michel Bouquet, légende du théâtre et du cinéma français : “Le paradoxe, c’est la Bible. Si les acteurs ne s’y conforment pas, ils ne deviendront jamais de grands acteurs”.

Le Paradoxe au XXIe

La recherche récente sur les émotions met en lumière leur fait culturel, en perpétuelle évolution et dépendance des lieux et contextes. La théorie controversée des “neurones miroirs” qui conforte le comportement empathique permet de se mettre à la place d’autrui. Anouk Grinberg dans Le cerveau des comédiens, rencontres avec des acteurs et scientifiques (2021) dissèque l’esprit des comédiens pour percer la connaissance des émotions humaines. Laurence Marie, agrégée de Lettres modernes et docteur en Littérature comparée, est enseignante spécialisée dans l’histoire des émotions, l’acteur et le théâtre, à l’université de Columbia (N.Y.). Sa thèse, soutenue en 2008 à Paris 4, porte sur L’acteur peintre de la nature. Esthétique du tableau et premières théories du jeu théâtral au XVIIIe siècle (France, Angleterre, Allemagne). Auteure de Inventer l’acteur. Émotions et spectacle dans l’Europe des Lumières (Sorbonne Université Presses, 2019), elle a co-dirigé avec Sabine Chaouche Les émotions en scène XVIIe-XXI°, contribution à l’histoire des émotions (Garnier, 2021) et établi une nouvelle édition du Paradoxe sur le comédien (Folio classique, 2024). Ce fut l’occasion pour demander à des artistes leur ressenti sur ce grand texte théorique. Il en résulte Les Paradoxes du comédien, Cinquante regards sur le métier d’acteur, qui, présentés par ordre alphabétique, élargissent le champ scénique en abordant tous les arts (théâtre, cinéma, danse, opéra…), certains contributeurs ayant plusieurs casquettes (acteur de théâtre et de cinéma, metteur en scène, chorégraphe, dramaturge). Qui est pour, contre, mitan ? Vu le nombre de témoins, tous ne peuvent être cités et les acteurs des spectacles les plus variés seront privilégiés.

Les paradoxes des acteurs

Fanny Ardant, actrice, donne raison à Diderot mais précise : “Je ne suis pas vraiment une actrice professionnelle : je ne joue que les rôles que j’aime, les personnages que j’ai envie d’interpréter. La vie est courte et même sur une scène je ne veux pas la gâcher à jouer quelqu’un que je n’aime pas. Peu importe que l’on n’aime pas la femme que je joue : il me faut, moi, l’aimer”. Pour Jérôme Bel, chorégraphe, “les travaux les plus forts émotionnellement sont ceux que j’ai menés avec des amateurs ou des personnes en situation de handicap (…). Ces interprètes ont moins conscience d’être en représentation et sont plus proches de leurs émotions. S’ils trébuchent sur scène, par exemple, ils n’essaient pas de le cacher, à la différence d’un professionnel”. Pour Pauline Bureau, metteure en scène de théâtre, “L’émotion est à l’origine de tous mes projets (…). J’ai la chance de collaborer depuis des années avec les mêmes acteurs, qui sont souvent émus par les mêmes sujets que moi. Ils savent donc s’en emparer d’une manière qui me convient, tout en développant des idées qui correspondent à leurs attitudes”. Vincent Dedienne, acteur et metteur en scène, rejoint totalement Diderot : “Biologiquement, ce n’est pas possible de ressentir le chagrin, l’amour ou le deuil que vit le personnage”. Pour Natalie Dessay, chanteuse soprano qui se consacre aujourd’hui au théâtre : “Qu’est-ce que bien jouer ? Être crédible, inventif, original, surprenant ? Personne n’est d’accord là-dessus. Alors qu’apprendre à chanter c’est clair. Le rapport aux émotions n’est pas le même au théâtre et à l’opéra. À l’opéra, on est assez seul. Le geste est très athlétique (…). Au théâtre, je veux bien croire qu’on peut être froid mais on ne peut pas s’absenter”. Pour Aurélie Dupont, danseuse étoile, “Le paradoxe n’est ni complétement faux ni complétement vrai. D’une part, en danse, si on calcule trop, l’émotion est fausse et ne fait pas effet : l’instinct est primordial (…). D’autre part, si on se rattache trop à ses émotions personnelles, on suscite une émotion égocentrique qui ne renvoie pas à la salle. Pour faire passer des émotions, il faut s’appuyer sur des codes”. Pour Guillaume Gallienne, acteur et réalisateur, “Diderot réduit trop l’acteur au masque. Être acteur, ce n’est pas être menteur, c’est préférer un autre vrai que celui du quotidien : le vrai fictionnel, plus intense, plus surprenant”. Sylvie Guillem, danseuse étoile, n’est pas d’accord avec Diderot : “Il faut un déclencheur pour jouer, qui est nécessairement le ressenti ; il faut de la vérité dans les émotions qu’on exprime”. Pour Clotilde Hesme, actrice, “Mon travail d‘actrice consiste en grande partie à contrôler mes émois envahissants par le sang-froid, pour reprendre le mot de Diderot. Il faut introduire une distance physique et émotionnelle avec soi-même, ne pas être impudique”. Pour Danièle Lebrun, actrice de théâtre, cinéma et télévision, “Diderot connaît bien l’acteur. Que, dans le Paradoxe, il dialogue avec un ami rend le ton plus léger. On est au siècle des Lumières, celui de libertins et des cyniques. Diderot joue à nous provoquer quand il dit que les comédiens sont complétement froids. On se dit que non, évidemment, c’est impossible. En fait, il a raison. Tout en se contrôlant, le comédien jouit de sentir qu’il embarque le spectateur dans sa sensibilité”. Pour Fabrice Luchini, homme de théâtre et de cinéma, “Le paradoxe sur le comédien de Diderot, c’est extraordinaire, c’est brillant. Et ce n’est pas faux jusqu’à un certain point. Ce qu’en dit Louis Jouvet nous éclaire sur sa limite, non pas intellectuelle (…), mais pratique. À ses yeux, Diderot n’a compris de notre métier que son paradoxe, il n’en a jamais subi la passion (…). Diderot a raison : c’est par la pensée que l’acteur peur agir sur le public. Mais le problème de Diderot est qu’il n’a pas été comédien ». Pour Alexis Michalik, acteur, dramaturge, scénariste, “Il faut contextualiser le sang-froid dont parle Diderot. Il dépend beaucoup de ce que l’on joue et du moment où l’on joue. Diderot parle d’une époque où seul existe le théâtre, où il n’y a ni micro ni de gros plan”. Pour François Morel, acteur et metteur en scéne, “Je sais que je joue avec mes émotions, mais je ne saurais dire exactement comment je les sollicite. Je suis sans cesse sur une ligne de crête”. Les mots de la fin sont de Jacques Weber, réalisateur et acteur : “J’ai lu le Paradoxe de Diderot dans une édition ancienne qui comporte des réactions d’acteurs. C’est amusant et curieux : tous les acteurs cités sont absolument opposés à l’idée de Diderot, que je résumerais grossièrement par point de sensibilité. Ces grands monstres du théâtre, comme Pierre Brasseur, Pierre Fresney, Michel Simon, sont tous très remontés contre le Paradoxe. Moi, au contraire, je trouvais, et je trouve toujours, l’opinion de Diderot très pertinente (…). À mes yeux, plus on met l’émotion à distance et qu’on la régit (en excluant, donc, la sensibilité), plus grande est l’interprétation”.

En conclusion, comment penser que Le paradoxe du comédien, texte restreint du co-directeur (avec d’Alembert) de la monumentale Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772) qui fut le fer de lance des Lumières, traverserait les siècles, les pays et les arts ? Réactualisant l’âme du métier d’acteur, l’auteure multiplie les chemins de planches empruntés par les acteurs, metteurs en scène et artistes contemporains. Si la diversité des propos réunis n’apporte pas une opinion tranchée sur la sensibilité ou la distance du jeu scénique (ligne continue de degrés, parfois subtils, entre deux extrêmes), qu’importe ! Le Paradoxe – là est sa force intellectuelle – est “un objet protéiforme et malléable, une toile où projeter désirs, craintes, fantasmes“. C’est un thème toujours passionnant qui envoute et se joue du temps et chacun(e) doit se forger son intime conviction en lisant ce livre.       

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Chroniqueur : Albert Montagne

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