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Taleb Alrefai, Les portes du paradis, roman traduit de l’arabe (Koweït) par Luc Barbulesco, Actes Sud, 03/05/2023, 1 vol. (318 p.), 22,80€

Nous ne savons pas grand-chose des auteurs koweïtiens. Pourtant, parmi eux, Taleb Alrefai écrit depuis un quart de siècle. Et c’est le grand mérite des Éditions Actes Sud de nous faire découvrir, depuis 2016, les œuvres de cet ancien ingénieur en travaux publics, devenu haut responsable au ministère de l’information koweïtien. Ses romans ont une facture très personnelle qui l’amène à dénoncer les dérives de son pays natal, en s’impliquant lui-même au cœur de l’action. Il a, entre autres, dénoncé les conditions des travailleurs immigrés dans L’ombre du soleil, publié en France en 2018.

Les portes du paradis se présente comme une pure fiction aux allures de roman choral où vont s’entrecroiser les points de vue et les voix narratives de cinq personnages, dont quatre appartiennent à la même famille.
Depuis que son fils cadet, Ahmad, a quitté le foyer familial et a rejoint une organisation djihadiste en Syrie, Yacoub, le patriarche, millionnaire puissant et respecté, vit une crise existentielle sévère. Ses nuits sont hantées par des cauchemars qui lui laissent dans la bouche un tenace goût de sang.
Plus d’attirance pour sa femme, la fidèle et aimante Sheykha. Elle fut une séduisante épouse, mais aussi une femme moderne. Elle a fréquenté l’université dans ses jeunes années, puis a travaillé au ministère. Elle a assuré la gestion de la maison et l’éducation des enfants, à présent jeunes adultes, alors que lui-même se consacrait aux affaires, aux contrats, aux voyages. De cette désaffection, elle se console entre shopping, dressing et réceptions. Cette femme, jadis si active, se cristallise sur la vacuité de son existence, ce désamour qu’elle ne s’explique pas, son apparence physique, retouchée au botox, ou le choix d’une Rolex or et diamants, en cadeau d’anniversaire pour sa fille aînée, 23500 dinars qui seront payés par le mari, seul détenteur des comptes. Et soudain, sans doute résultat des coups de boutoir religieux assénés par son fils avant son départ, la voilà tentée par le port du hijab !
De ses quatre enfants, Ahmad est, précisément, le seul à avoir, dès ses jeunes années, retenu l’attention paternelle. Mais qu’est ce qui a donc pu faire dériver ce garçon, aimé et doué, vers le fanatisme dès l’adolescence ? Comment a-t-il pu renoncer à tout et rejeter les siens, pour devenir, par un engagement mortifère, cheikh Aboul – Fath al Koweïti, celui qui, entre les huit portes du paradis, promises aux croyants, a opté pour celle du martyre ?
Un ami de Yacoub, le psychiatre Fadel lui en livre une explication :

Ce que vit le Koweït aujourd'hui, c'est le résultat de ce qui se passe depuis trente ans… après la déroute des nationalistes et leur dispersion, suite à la défaite de 1967, après la neutralisation du mouvement éclairé moderniste et la disparition pure et simple de toute proposition sociale et humaniste, certains représentants de l'islam politique fondamentaliste ont jugé bon de saisir l'occasion et se sont introduits, revêtus de l'habit religieux, au sein de l'école, de la mosquée, de la famille, ils se sont frayés un chemin jusqu'à la jeunesse au moyen des programmes scolaires et des groupes d'étude dans les mosquées, ils sont entrés dans les maisons, au prétexte de la piété et des bonnes œuvres, accomplies en vue de gagner la vie éternelle.

Et le trouble Othayman, beau-frère de Yacoub, et son bras droit en affaires, en porte la responsabilité, lui qui a accompagné Ahmad à l’école coranique, avec l’accord tacite de sa mère, tout en envoyant ses propres fils étudier en Amérique. Il pourvoit de fonds occultes les associations moudjahidines, et leur livrer un adepte prêt à devenir un combattant, ajoute à ses mérites.
Yacoub, en proie à ses tourments internes, est tombé sous le charme suave et délicat de Farnaz, une jeune fille iranienne, employée de sa société aux conditions de travail bien précaires. Malgré bien des réticences, elle est prête à céder aux avances de ce président richissime et attentionné, si elle peut améliorer le sort de sa famille d’exilés au Koweït aux droits restreints. Ne lui a-t-il pas offert un sac Chanel valant au moins cinq fois ses 350 dinars de salaire ?
Tombe alors, l’annonce de la captivité d’Ahmad, prisonnier d’un groupe adverse, et la demande d’une faramineuse rançon.

La tonalité et le rythme de l’ouvrage vont en être modifiés. Les tensions psychologiques et la trame sociétale des deux premiers tiers du roman, passent au second plan. Et l’on quitte les lieux clos où se déroulait l’essentiel de l’action (maisons familiales – immeuble de la société – chambre d’hôtel de luxe) pour suivre Yacoub dans un périple désespéré pour sauver son fils et le ramener au Koweït.
Certes, le roman échappe aux codes conventionnels du roman policier, il n’en est pas moins un thriller haletant pendant les derniers chapitres. Le richissime Yacoub n’est plus, alors, qu’un père, que les vidéos de son fils torturé crucifient.
Aidé par le frère de Farnaz, résident iranien, il ira, par un itinéraire improbable, celui de tous les dangers, de Téhéran à la région du Khorasan méridional, zone frontalière avec l’Afghanistan où s’affrontent Al Qaida, Moudjahidines, Daesh… au nom d’un dieu unique et du même prophète, tous en quête de cet illusoire paradis dont les portes sont devenues celles d’un bien réel enfer terrestre.

À travers les voix plurielles et les interrogations tourmentées des cinq protagonistes, Taleb Alrefai livre un beau roman sans concession, où s’affichent les fragilités de chacun. Mais il y dénonce aussi les disparités d’une société que se disputent indécente richesse et pauvreté, modernité et excès d’une religion dévoyée, celle où, parfois, s’engouffrent des enfants perdus en quête d’idéal.

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Chroniqueuse : Christiane Sistac

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