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Jérôme Ferrari, Nord sentinelle, Actes Sud, 21/08/2024, 139p, 17,80€.

Jérôme Ferrari, dans son œuvre foisonnante, n’a eu de cesse de sonder les abîmes de la violence et ses multiples métamorphoses. Des guerres d’Algérie et du Kosovo aux destins tragiques de figures historiques et littéraires, son écriture se nourrit de l’ombre, explorant avec une lucidité impitoyable les cicatrices indélébiles que laisse la brutalité dans l’âme humaine. Nord Sentinelle, ne déroge pas à cette exploration du côté obscur de l’existence, ancrant sa réflexion dans le terreau âpre et sauvage d’une île qui, sous le soleil méditerranéen, cache un cœur de ténèbres.

Une tragédie corse

Dès les premières pages, le lecteur est happé par une scène d’une violence fulgurante. Alexandre Romani, jeune Corse dont les racines s’enfoncent profondément dans l’histoire trouble de l’île, poignarde Alban Genevey, un touriste parisien. L’acte surgit sans crier gare, comme une bête sauvage jaillissant des fourrés. L’arme blanche trouve sa cible avec une précision terrifiante – quatre coups dans l’abdomen, “la bouillie écarlate de son ventre” offert à la curiosité morbide des téléphones portables.
L’onde de choc de cet acte brutal se propage comme un séisme, lézardant l’apparente sérénité d’un été caniculaire, déchirant le voile trompeur d’une île qui n’a de paradisiaque que le nom. Les témoins se figent, saisis par l’horreur soudain dévoilée : “les hurlements du suppliant, l’éclat furtif d’une lame, l’éclat bleu d’iris maléfiques, la merveilleuse lumière rouge et le miracle de sa soudaine liquéfaction.” Le chaos fait irruption dans l’ordre des choses, comme un rappel brutal que le mal se terre sous les apparences les plus idylliques.
À travers cette tragédie, Jérôme Ferrari explore avec une lucidité glaçante les rouages du déterminisme, de la violence inconsciente et du rapport complexe à l’étranger. La question lancinante de la responsabilité face aux forces obscures qui nous habitent traverse l’œuvre comme un fil rouge, s’insinuant dans chaque repli du récit.
Jérôme Ferrari nous plonge au cœur d’une histoire familiale corse où la violence se transmet de génération en génération comme un héritage empoisonné. On y découvre une galerie de personnages hachés à la serpe, hantés par un passé trouble et prisonniers d’une logique du sang et de la vendetta. Le temps semble s’être arrêté sur cette île, et les hommes reproduisent les mêmes schémas que leurs ancêtres, condamnés à répéter les erreurs du passé. “On sait qui il est“, se contente de répéter la famille d’un patriarche alcoolique, comme une incantation destinée à conjurer le sort ou à l’exorciser, tentative aussi vaine que pathétique, car le mal qui s’empare des âmes ne se laisse pas si facilement déloger.
Au cœur de cette saga familiale se niche le portrait d’Alexandre. Le jeune homme, bien qu’issu d’un milieu aisé, porte en lui le poids d’une identité qui le condamne à la médiocrité et à la reproduction des schémas ancestraux. Une fatalité inéluctable pèse sur lui, telle une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête : “C’est une tâche bien difficile de devoir aider ses enfants, l’une après l’autre, à devenir des étrangères”, déclare le narrateur. Son ton est détaché, presque distant, comme s’il constatait avec un froid fatalisme l’incapacité des hommes à échapper à leur destin. Ce personnage énigmatique, témoin impassible de la tragédie qui se joue sous ses yeux, semble incarner la conscience lucide d’un monde où le libre arbitre n’est qu’une illusion, un leurre destiné à nous consoler de notre impuissance face aux forces qui nous dépassent. L’œuvre de Dostoïevski résonne ici avec force, hantée elle aussi par la question du déterminisme et de la liberté humaine face au mal.

Le piège de l'altérité

La beauté sauvage de l’île, ses criques secrètes et ses eaux turquoise, chantées par les brochures touristiques, ne sont ici qu’un trompe-l’œil. Sous le vernis des cartes postales, Jérôme Ferrari nous dépeint une réalité bien plus âpre. Nord Sentinelle explore la face sombre d’un lieu où l’étranger est perçu comme une intrusion violente, une menace sourde qui vient corrompre la pureté originelle, réveiller les démons tapis au cœur de l’île. Les vagues de touristes déferlant chaque été sur ses rivages ne sont pas accueillies à bras ouverts mais comme des hordes barbares venues piller ses richesses et souiller sa beauté fragile.
Jérôme Ferrari dénonce avec une rare acuité les ravages du tourisme de masse, cette quête insatiable d’authenticité qui ne fait que détruire ce qu’elle prétend adorer. Les vacanciers sont ici dépeints comme des êtres avides et superficiels, aveuglés par leur soif de sensations fortes et d’exotisme facile. Ils parcourent l’île en autobus climatisés, s’arrêtant brièvement pour prendre des photos devant les paysages de cartes postales, insensibles à la réalité du lieu et indifférents aux conséquences de leur passage : “Ils exigèrent de manger local. D’écouter de la musique locale. Ils tenaient absolument à ce que leurs vacances aient du sens”, note le narrateur avec une ironie mordante qui souligne le caractère absurde et superficiel de cette quête de sens. Les touristes ne sont que des consommateurs d’exotisme, insatiables et faciles à manipuler, dont la présence n’apporte rien de bon à l’île si ce n’est la promesse d’un profit rapide pour ceux qui savent en profiter.
Dans ce contexte tendu où l’étranger est perçu comme un ennemi, la violence couve sous la surface, prête à exploser au moindre prétexte. L’île, à l’image de North Sentinel, cette île perdue dans le Golfe du Bengale, dont les habitants repoussent avec violence tout contact avec le monde extérieur, se transforme en forteresse assiégée. On y ressent l’ombre inquiétante du taureau meurtrier et des cochons carnivores dont la rage aveugle a secoué l’île quelques semaines plus tôt, comme pour annoncer le drame qui se prépare.
La rencontre avec l’autre, au lieu d’être source d’enrichissement mutuel et d’ouverture sur le monde, se mue en une confrontation mortelle. “Nul besoin de prophétie pour savoir que le premier voyageur apporte toujours avec lui d’innombrables calamités”, proclame le narrateur, condamnant par avance toute tentative d’établir un dialogue. L’île se referme sur elle-même, comme une huître blessée refermant sa coquille sur sa perle précieuse, laissant dehors les ombres inquiétantes qui rôdent à ses frontières.

Le vertige du néant

Le drame qui se joue sous nos yeux n’est pas qu’une simple histoire de vengeance ou de haine tribale. Jérôme Ferrari, à travers la violence fulgurante de l’acte initial, ouvre une brèche dans le tissu de la réalité et nous confronte aux abîmes métaphysiques qui hantent la condition humaine. Nord Sentinelle interroge la nature du destin et le libre arbitre, s’interrogeant sur la puissance des forces obscures qui nous dépassent et la possibilité même d’échapper au cycle infernal de la répétition et de la violence.
Les personnages de Jérôme Ferrari errent comme des âmes en peine, prisonniers d’une fatalité qui semble les entraîner vers leur perte. Alexandre, tel un héros tragique condamné par le poids de son nom et de son passé, marche vers son destin inéluctable. L’île, avec ses traditions archaïques et sa beauté empoisonnée, l’enferme dans une prison dont il ne pourra s’évader. Shirin, quant à elle, cherche en vain à s’affranchir du poison du sang qui coule dans ses veines et de la violence héréditaire qui la rattache à sa famille. Le narrateur, témoin lucide et distant, observe la scène se dérouler sous ses yeux avec une sorte de fatalisme impuissant, conscient que les forces en jeu dépassent de loin sa compréhension et sa capacité à intervenir.
La présence obsédante de la mort, comme un personnage muet qui arpente les couloirs du récit, confère au roman un ton crépusculaire. Dans un monde gouverné par la brutalité et le non-sens, la quête de sens semble condamnée à l’échec, et le destin des hommes n’est qu’une course folle vers le néant.
L’œuvre de Jérôme Ferrari trouve ici un écho particulièrement troublant dans celle de Francis Carco dont le père était Corse. On y retrouve la même exploration des profondeurs de l’âme humaine, la même obsession pour la culpabilité et la rédemption, le même vertige face au chaos du monde et à l’absurdité de la condition humaine. Les héros des deux auteurs errent comme des ombres perdues, hantés par le doute et la recherche inassouvie d’un sens qui semble toujours hors d’atteinte.

Vers une nouvelle sauvagerie

Nord Sentinelle est une œuvre sombre et puissante qui nous confronte aux ténèbres de l’âme humaine et à la complexité de notre rapport à l’altérité. Jérôme Ferrari, avec maestria et sans concession, dresse le portrait d’un monde où la violence et la mort semblent les seuls repères durables. Comme dans les romans de Francis Carco, (lisez Rue Pigalle, L’Equipe, Perversité) le lecteur est laissé seul, face à ses propres démons, sans aucune illusion de rédemption. Il ne reste plus qu’à contempler, avec une lucidité douloureuse, l’île retrouver son silence et ses ombres, et à se demander si la nuit qui vient de tomber sur elle sera jamais suivie d’une aube.

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