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Chen Qiufan, L’île de silicium, Traduit du chinois par Gwennaël Gaffric, Rivages, 12/10/2022, 1 vol. (443 p.), 23€.

Depuis la parution du livre Le problème à 3 cordes, les lecteurs occidentaux ont pris conscience de l’existence de la science-fiction chinoise. Cette dernière avait émergé au début des années 1970 avant d’être censurée. Elle a fait sa réapparition au cours des années 1990, avec des auteurs comme Ken Liu ou Liu Cinxin. D’autres auteurs depuis, Han Song, Wang Djiukiang et une jeune femme, Xia Jian, ont émergé. Leurs univers s’avèrent beaucoup plus sombres que ceux des années 1970, et mêlent au steampunk et au cyberpunk des motifs traditionnels chinois. L’île de silicium, de Chen Qiufan, appartient à cette mouvance . Scientifique comme ses confrères, l’auteur maîtrise à la perfection les codes et les techniques du romanesque.
Dans un futur peut-être pas si lointain un Américain, Scott Brandle, est envoyé en mission sur l’île éponyme, au large de la Chine, qui sert à recycler les appareils électroniques du monde entier. Ce travail ingrat est effectué par des migrants qui rêvent d’une vie meilleure. Ces déchetiers sont victimes de chefs de clans rivaux qui les exploitent en usant de méthodes mafieuses. Au centre d’un conflit opposant ces derniers aux investisseurs américains et aux écoterroristes, la jeune Xiaomi tente de fuir un destin tragique. Mais la découverte qu’elle fait d’une étrange prothèse aura des conséquences inattendues… Le livre donne le point de vue des différents personnages, l’Américain, Dang Kai-zong, le Chinois de retour d’exil, frère Wen, Xiaomi la déchetière, etc.

Une vision pessimiste du futur…

Le monde que décrit Chen Qiufan s’avère apocalyptique. L’alimentation y est contaminée, en particulier par les métaux lourds. Scott, l’Américain, rebuté par l’absence d’hygiène, découvre son impuissance à contrôler sa nourriture, en l’absence d’accès à une base de données, qui lui permettrait d’en mesurer « le niveau de dangerosité des éléments, de l’air, de l’eau ou du sol. »
Cet univers détruit est régi par une puissante technologie, dans laquelle la réalité augmentée et une surveillance impitoyable tiennent une grande place. Le marché du recyclage, extrêmement lucratif, pèse des millions de dollars, et conditionne la survie de l’industrie manufacturière mondiale, au détriment de l’humain. Les terres rares suscitent des convoitises. Les migrants ne reçoivent aucune compassion. Les déchets permettent à des familles de survivre dans un environnement de plus en plus dégradé. L’odeur pestilentielle du site les empêche de respirer librement. L’auteur s’attache à restituer l’image d’un microcosme aussi délétère que chaotique :

Des boîtiers métalliques, des écrans cassés, des cartes de circuits imprimés, des composants en plastique et un barda d’autres fils jonchaient le sol, comme des excréments que les travailleurs migrants fouillaient comme des mouches.

Ces derniers, au contact de produits chimiques corrosifs, ne sont pourvus d’aucune protection. Des gaz toxiques empuantissent l’atmosphère. Une brume de plomb les environne. Les femmes font la lessive à mains nues dans un liquide noir. Ce spectacle évoque pour Scott une version moderne de l’Enfer de Dante. Ainsi, des prothèses en silicone non stérilisées transportent d’inquiétants virus. On constate aussi un nombre de cancers plus élevé que la moyenne. Mais les comportements déshumanisés ne sont pas en reste : destruction de la nature, violence quotidienne, viols semblent monnaie courante.

Entre prouesses de la technologie et fantastique chinois

L’accent est mis sur les machines de plus en plus sophistiquées. Le livre, comme les films de David Cronenberg, joue sur l’intrication de la mécanique et du vivant, de l’organique et du métal. Loin du ressort comique décrit par Bergson, homme et machine fusionnent à diverses reprises, rendant difficile la distinction entre l’un et l’autre Le cas le plus spectaculaire est sans doute celui de Xiaomi, transformée en Mecha, un motif familier aux mangas et au cyberpunk.
Mais cet univers futuriste a aussi hérité de thématiques propres au fantastique chinois. Le livre met l’accent sur les anciennes croyances et les superstitions archaïques qui affleurent sans cesse, comme un retour du refoulé. La fête des fantômes qui est décrite au début du récit montre la manière dont les vivants rendent hommage aux défunts, par une série de rites, dans le but de « renforcer le karma et d’accumuler des bénédictions. » Mais la modernité est aussi très présente. Ainsi, un site Internet permet, au lieu de brûler des billets de banque factices qui nuisent à l’environnement, d’ouvrir un compte bancaire pour un proche décédé : « Un Second Life de l’au-delà, en fait. »
Xiaomi se redécouvre animiste. Un chef de clan organise une cérémonie avec l’aide d’une sorcière pour soigner son fils malade. C’est là que réside en grande partie l’originalité du roman, qui réinvestit des thématiques communes à la SF de différents pays, tout en injectant une vision typiquement chinoise. Les fantômes sont craints et la quête contemporaine de l’immortalité renoue avec un motif transmis depuis les origines de la civilisation chinoise, cette aspiration de l’empereur Wu, roi alchimiste ayant, comme son successeur Wudi, cherché à devenir immortel. Le jade a joué dans cette quête le rôle de la technologie aujourd’hui. Le tout sur fond de syncrétisme, entre bouddhisme, christianisme, fengshui et croyances archaïques, mêlant oracles, exorcismes et sacrifices humains ou animaux.

La magie des mots et de la langue

L’auteur se penche sur le rôle des caractères, clignotant sur le front de la personne, ou sur sa nuque et revient de façon récurrente sur la fonction du Mi de Xiaomi. La langue de l’île, très différente du mandarin, joue un rôle particulier. Ainsi, Xiaomi, poursuivant une visée idéologique fait oublier le mandarin, au profit de l’idiome vernaculaire, à l’enfant qu’elle guérit.
Le livre laisse une part à la poésie, à travers l’image presque surnaturelle d’un banc de méduses, la description de la beauté de Xiaomi ou celle de la mer qui réfléchit la lune.

Dans les profondeurs de jade de la mer, apparaissaient des points luminescents bleu-vert. Ce n’étaient au début que quelques taches de lumière éparses mais elles s’étendirent bientôt pour former des lignes, des sections, et se soulevaient au rythme des ondulations de la surface. Leurs contours devinrent nets : des centaines de milliers d’objets translucides en forme d’ombrelle se dilataient et se contractaient de manière régulière. Avec grâce, ils dansaient dans la mer qui paraissait à présent éclairée d’innombrables LED roses, bleues et vertes, à la manière d’un tableau de Van Gogh et de ses tourbillonnants ciels étoilés. Le sampan flottait sur une mer d’étoiles et ses passagers, étourdis par l roulement vertigineux des vagues, dérivaient dans un rêve.

La poésie de Chen Qiufan est visuelle, quasi-cinématographique. L’auteur est attentif aux couleurs, aux lumières, aux mouvements. La description entraîne le lecteur dans un monde onirique. Ailleurs, l’auteur évoque de manière saisissante des métamorphoses ou des sensations inconnues jusque-là.

Ce magnifique livre ravira indéniablement les amateurs de science-fiction. Comme ses confrères, l’écrivain insère des éléments de sa propre culture pour contrecarrer l’hégémonie occidentale dans ce domaine, bien qu’il se réfère à Arthur C. Clarke. L’originalité de ce livre, très documenté sur le plan scientifique, réside dans ces éléments de fantastique très particuliers et la maîtrise du style, que le traducteur restitue avec élégance. Un roman passionnant, mais aussi une mise en garde. L’auteur appelle au respect de la planète, à la vigilance dans le traitement que nous faisons de nos déchets, et à une prise de conscience écologique, tout en nous invitant à militer pour une société plus juste.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne

Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne

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