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L’Ineffable et ses Noms : une exploration des Noms de Dieu

Danielle Cohen-Levinas (Dir), Noms de Dieu !, Le Cerf, 13/06/2024, 232p, 20€.

Noms de Dieu ! sous la direction de Danielle Cohen-Levinas, rassemble les contributions de treize savants et penseurs pour explorer l’une des questions les plus fondamentales de l’histoire religieuse et philosophique : comment nommer Dieu ? À travers une pluralité de perspectives – grecques, juives et chrétiennes – l’ouvrage s’attache à démontrer que la nomination de Dieu, loin d’être un exercice simpliste, ouvre sur un abysse d’interrogations et témoigne d’une quête incessante de l’homme pour donner sens à l’invisible.

Interroger les « noms de Dieu », c’est s’aventurer au seuil même du langage, là où la parole se heurte aux limites de son pouvoir de nomination. Car le divin, dans son indicible altérité, semble se refuser à toute objectivation, à toute conceptualisation. Ce paradoxe irrigue chacune des contributions de l’ouvrage et en constitue l’axe central : comment dire Dieu quand l’Être transcendantal, dans sa nudité abyssale, semble se retirer de tout discours ? L’une des forces principales de l’ouvrage est précisément de réunir une pluralité de perspectives – païennes, juives, chrétiennes ou philosophiques – pour éclairer ce paradoxe à la fois simple et abyssal : comment NOMMER DIEU !
Danielle Cohen-Levinas souligne avec clarté la nécessité de prendre en compte la multiplicité des registres linguistiques : les noms de Dieu ne sont pas de simples étiquettes, mais ils témoignent de l’évolution de la pensée, de la traduction des textes sacrés, de la confrontation entre différentes cultures. L’archéologie des interprétations devient le fil conducteur d’une exploration qui ne cesse d’approfondir la question.

Le Nom dans le miroir de l’Antiquité

L’exploration débute dans le monde grec où, malgré la familiarité avec des panthéons polythéistes, la philosophie a depuis longtemps abordé la question du Nom divin. L’Un, comme principe suprême des néoplatoniciens, est l’héritier direct des archétypes nommés et conceptualisés. C’est à cette tradition, mais avec un œil critique, que se confronte Anca Vasiliu dans sa contribution consacrée à l’œuvre exégétique de Philon d’Alexandrie. Dieu, comme « démiurge » ou fabricateur du cosmos, est analysé au travers des doubles noms que Philon lui attribue : « père » et « créateur » ; « monade » et « logos ». Ce dédoublement témoigne d’une profonde tension entre l’archétype invisible et la manifestation de son pouvoir dans la création. Le logos philonien, bien qu’héritier du Logos platonicien, ne peut se limiter à une simple expression du pouvoir de création : il devient l’acte par lequel se tendent l’invisible et sa manifestation, la cause et son effet. L’exploration du prologue du De Opificio, où la figure de la « statue géante » permet à Philon de penser l’indicible grandeur du Créateur, met en évidence le travail d’un authentique philosophe cherchant à conjuguer Bible et culture grecque sans renoncer à l’irréductibilité de la foi d’Israël.

Nommer le Dieu d’Israël

Avec la Bible, la question du Nom se complexifie davantage. David Hamidovic, dans sa contribution, examine l’évolution des théonymes en vigueur dans la tradition juive et notamment le remplacement progressif du Tétragramme par des substituts. Cet effacement progressif du Nom révélé est, selon David Hamidovic, une tentative de préserver la sainteté du Nom, de l’enfermer dans un silence protecteur à l’égard des usages profanes ou abusifs. La sanctification du Nom est ici le signe d’une croyance de plus en plus exigeante et vigilante : le judaïsme réaffirme son caractère unique en interdisant toute prononciation qui ne serait pas intégralement conforme à la volonté du Dieu de l’Alliance.
La question de l’écriture du nom de Dieu est ensuite explorée en profondeur par Jérôme Benarroch. L’affirmation d’Exode 6:3, selon laquelle le Tétragramme n’aurait pas été révélé aux Patriarches, est analysée avec une rare précision : s’il est évident qu’Abraham, Isaac et Jacob avaient bien entendu le Nom, le verbe « connaître » employé dans ce contexte recoupe, selon Jérôme Benarroch, une expérience radicale de Dieu : l’accomplissement de Ses promesses, l’exode hors de l’Égypte. Le Nom ne serait véritablement connu que lorsqu’il s’incarne dans la réalité vécue et devient une sorte de présence sensible.

La question du Nom dans le sillage du christianisme

Avec le christianisme, la problématique de la nomination divine entre dans une nouvelle ère. Gaetano Lettieri, en scrutant le concept apocalyptique chez Augustin, développe une thèse sur l’extaticité du Nom : l’Ego Sum Qui Sum exodique ne se réduit pas à une simple affirmation ontologique, mais il devient le « nom relationnel de Dieu » : l’être pour Israël, mais aussi l’être pour les élus, qui se réalise dans le Don éternellement répété de l’Esprit, comme le soulignera la métaphore christique du « Je suis ». Le dédoublement opéré par Augustin entre le Nom de la nature et celui de la grâce témoigne d’un hiatus qui bouleverse la conception du divin comme Esse et introduit le drame d’un Dieu inaccessible sans le secours du Don gratuit et insondable.
Ce thème de la donation de la présence, qui s’affaiblit dans le nom même du Don, est repris avec une perspective radicale par David Lemler dans sa contribution. « User du Nom sans l’user » : le titre même de cette partie fait entendre l’enjeu d’une pragmatique des noms divins. David Lemler se focalise ici sur l’interdit d’effacement du nom de Dieu – selon une analyse serrée du récit d’Enosh (Genèse 4:26) – comme une tentative de résister à la profanation inhérente à tout usage inconditionné. Ce combat contre la banalisation s’accomplit dans une dialectique biblique et talmudique : l’omniprésence du Nom, la multiplication de ses substituts et les restrictions progressives de son usage traduisent la profondeur de son impact sur l’existence même de l’homme.
C’est ce thème de l’effacement qui sera abordé par Jacob Rogozinski dans sa profonde et lumineuse contribution : « Ce qui reste du Nom ». Ce « privilège exorbitant » de l’absence divine conduit l’homme à chercher des souvenirs et des traces. La disparition du Nom témoigne d’un exil de Dieu et de la tentative des hommes de le sauvegarder. De l’interdiction de prononciation à la « profanation radicale » dans le chaos de la Shoah, la recherche du Nom devient la quête d’une identité et d’un sens : un ultime reliquat qui, par son absence même, nourrit la foi et interroge l’homme.

Philosophies du Nom : L’épreuve de l’altérité

À la croisée des philosophies de l’existence, du langage et du divin, la question du nom de Dieu se pose avec une nouvelle urgence. L’interrogation s’articule autour de ce qui est sans doute l’Autre le plus inconcevable, le Tout Autre : la Face de Dieu, se référant ici à l’interprétation audacieuse du texte d’Exode 33 proposé par Jacopo Ceccon. Si les philosophies du Concept ou de la métaphore, loin de pouvoir enfermer la totalité de Dieu, permettent d’esquisser des définitions provisoires, c’est le Nom qui révèle son altérité radicale dans la rupture avec le visible, comme le soulignera le verdict implacable : « Tu ne pourras pas voir ma face ». Le paradoxe du Nom, d’une part en tant qu’expression de ce rapport sans rapport qui, à partir de la dénomination, nous constitue comme sujets, et d’autre part dans sa faculté de dévoiler la révélation dans le langage, pose avec une urgence particulière le défi de penser l’Autre.
Philippe Capelle-Dumont, dans sa brillante contribution « Le Nom au-dessus de tout nom », aborde précisément cette problématique. Il démontre avec une rare subtilité philologique et philosophique comment la question des noms divins ne saurait être résolue par une simple « taxinomie ». Le concept (comme appropriation) et la métaphore (comme interprétation) s’attachent aux étants et leurs déclarations; le Nom (celui qui est déclaré « au-dessus ») révèle en revanche l’irréductible Altérité d’un « Toi » dont l’éloignement et la présence sont indissolublement liés. Cette dimension du nom divin comme parole adressée au cœur de l’expérience religieuse est illustrée à travers le parcours thomasien de la « nomination positive »
Cette épreuve de l’altérité est reprise et radicalement approfondie par Alice de Rochechouart dans sa contribution consacrée à la rencontre décisive entre Derrida et Marion. Elle identifie dans le geste phénoménologique des deux penseurs un « chiasme » au cœur de leur questionnement sur le nom de Dieu. La déconstruction derridienne du logos et la phénoménologie de la donation de Marion, en passant par le thème de la subjectivité et l’appel d’une « épochê apocalyptique » de la conscience, mènent à un point de divergence déterminant : si le Nom comme impossible, selon la thèse de Derrida, est l’une des figures du rejet du savoir absolu et l’ouverture à l’altérité sans concept ni médiation, chez Marion, l’intégration radicale du Nom comme révélation permettrait au contraire de sauvegarder la possibilité de la phénoménologie.

De la quête du Nom à l’avènement du sens

Noms de Dieu ! n’est donc pas un simple exercice d’érudition, mais une invitation à une exploration à la fois philologique et philosophique de ce qui apparaît comme l’Autre le plus irréductible, le Tout Autre, dont l’essence se révèle dans le Nom qui s’affaiblit, se démultiplie et s’efface sans jamais disparaître complètement. Cette quête du Nom devient la quête du sens : le nom de Dieu ne nomme pas seulement la transcendance du divin, mais révèle la fragilité même du langage humain et l’effort incessant de l’homme pour donner un sens à l’invisible et une structure à l’histoire. L’héritage grec, comme l’héritage biblique, sont ainsi conjugués et remis en question à l’épreuve d’un nouveau deuil : la « mort de Dieu » comme effondrement de tout système métaphysique et triomphe de la pensée du différer et du Donner. L’incomplétude du Nom devient la clé de la lecture infinie et inouïe des « signes » du monde, du livre et du soi.

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