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Dans sa préface, le philosophe Yvon Quiniou dit de son aîné, spécialiste avant tout de l’Antiquité qui pense, mais aussi de Montaigne dont il pourrait être une manière de réincarnation moderne :

Marcel Conche a mené, à titre personnel, une existence simple et sobre. C’est cette unité de la pensée et de la vie qui en fait quelqu’un d’assez unique dans la philosophie française, si l’on admet que nombre de philosophes pensent d’une certaine manière mais vivent autrement.

Il habille aussitôt cette singularité de Conche par l’évocation des “qualités humaines qui sont les siennes : amabilité, gentillesse, simplicité, ouverture malgré la force de ses convictions.” Comme le rappelle Pierre Hadot dans “Qu’est-ce que la philosophie antique” (Folio, 1995), pour les philosophes de l’Antiquité, et donc certainement aussi pour Marcel Conche qui a épousé d’une certaine manière leur exemple :

On est philosophe non pas en fonction de l’originalité ou de l’abondance du discours philosophique que l’on a inventé ou développé, mais en fonction de la manière dont on vit. Il s’agit avant tout de devenir meilleur. Et le discours n’est philosophique que s’il se transforme en mode de vie.

Étudier les sages de l’Antiquité, analyser les fragments qu’ils ont laissés, essayer de comprendre leur pensée articulée à une manière de vivre et tenter de vivre soi-même selon une idée de ce qu’est la sagesse qu’on partage avec eux. Voilà en effet une singularité exemplaire de Marcel Conche qui a elle seule nous inviterait à nous rapprocher de lui et donc, à défaut d’une rencontre, à le lire.
Le préfacier sait de qui il parle. Ils ont l’un pour l’autre amitié et admiration qui datent de l’année où Yvon Quiniou soutenait sa thèse de doctorat sur “Nietzsche ou l’impossible immoralisme – Lecture matérialiste” face à un jury dans lequel siégeait l’auteur qu’il préface et édite à présent. Admiration qui fait dire à Quiniou que Marcel Conche “est bien le plus grand ou, en tout cas, le plus original philosophe encore vivant de notre époque” (voir son blog sur le site de Mediapart) en précisant que le 27 mars prochain il fêtera, tout de même, ses cent ans. Comme s’il s’agissait là de la preuve qu’une vie sage ouvre sur des temporalités qui flirtent avec l’éternité. Admiration réciproque qui explique que Quiniou ait été choisi par son aîné pour établir et préfacer cette précieuse somme philosophique que les éditions Bouquins offrent aujourd’hui.

La recherche d’une “vie bonne”, mais également l’élaboration d’une œuvre considérable qui installe Marcel Conche parmi les meilleurs ambassadeurs de l’expérience philosophique antique menée par de grands vivants dont certains, comme Socrate, n’ont pas même écrit quelques mots dans le sable, mais aussi comme penseur détenteur d’une vision absolument singulière. Comment est constitué cet imposant volume des œuvres philosophiques de Marcel Conche écartant, par conséquent, quantité d’autres textes qui n’entraient pas dans ce cadre et notamment tout le versant littéraire de l’aventure. Viennent en premier lieu les travaux de l’historien de la philosophie. Il s’est intéressé en particulier à Héraclite dont il a traduit et édité les fragments. Il a consacré en 2014 un volume à Epicure avec lequel il se sent des affinités électives, volume qui commence par ce poignant aveu :

Dès la fin de mon enfance, l’intérêt pour la recherche philosophique de la vérité fut ma passion exclusive, et ainsi se trouva définie la voie que je devais suivre en cette vie et dont je ne devais pas m’écarter.

Enfin dans “Montaigne ou la conscience heureuse” (1966), il est le premier à montrer que l’auteur des “Essais” est un philosophe à part entière.
La singularité de Marcel Conche dans le paysage de la philosophie contemporaine est attestée par le choix fait par Yvon Quiniou de quatre de ses livres majeurs que sont “Orientation philosophique” (Éd. de Mégare, 1974), “Le fondement de la morale” (PUF, 1993), “Présence de la nature” (PUF, 2001) et “Métaphysique” (PUF, 2012). Ainsi son naturalisme, s’il faut qualifier d’un terme son élan philosophique, qui pose l’existence d’une nature infinie, incréée et éternelle (avec d’autres univers possibles en dehors du nôtre), s’il exclut l’existence d’un Dieu, concède qu’il ne peut pas en être apporté la preuve, ni théoriquement ni scientifiquement. Conviction qui, ne pouvant s’appuyer sur aucune démonstration solide et opposable aux croyants, l’oriente vers une nécessaire tolérance. Ce doute intime ne fait donc pas de lui un penseur athée pour autant puisqu’il :

refuse de transformer son naturalisme en matérialisme et même, il faut le souligner, il combat philosophiquement celui-ci, jusqu’à dire récemment qu’être matérialiste en philosophie n’avait pour lui pas de signification soutenable. (…) Pourquoi ? D’abord parce qu’il refuse de voir dans la pensée une fonction de la matière, liée fondamentalement au cerveau : on a donc affaire ici à un esprit humain qui, quoique issu de la nature, en un sens lui échappe ou la transcende. Mais aussi parce qu’il tient fermement à sauver la liberté humaine entendue comme libre arbitre métaphysique.

On donnera j’espère envie de le découvrir ou de revenir à lui en partageant ici, en matière de conclusion, quelques lignes de son long commentaire du “Bateau ivre” inséré dans “Présence de la nature” (2001), lesquelles donnent une idée de sa manière de penser et de son style :

Le bateau à la dérive, dès lors isolé de toute influence humaine, est comme l’enfant qui s’isole, tout à son jeu et à ses rêves et, sans même avoir besoin de ne “vouloir” rien entendre, tout simplement n’entend rien. Ainsi, le poète n’a d’écoute que pour sa propre loi, le bateau est entraîné vers la mer ou, au contraire, vers la côte, selon le mouvement des marées. Cette agitation qu’il ne contrôle pas, qu’il subit, est un tohu-bohu “triomphant”, car il décide seul de ce qu’il en est du bateau, lequel est comme une presqu’île qui aurait rompu son “amarre” au continent et serait une île à la merci du flot. Pas plus que le bateau ne contrôle l’agitation de la mer, le poète ne contrôle le mouvement, en lui, de l’inspiration : il est un “autre” et c’est cet Autre qui est le trouvère, qui “trouve, qui invente le chant”.

Jean-Philippe de TONNAC
contact@marenostrum.pm

Conche, Marcel, “L’infini de la nature : oeuvres philosophiques”, Bouquins, “La collection”, 13/01/2022, 1 vol. (XVII-1073 p.), 32€

Né en 1922 dans un milieu paysan modeste en Corrèze, Marcel Conche a été pris très tôt par la passion de la philosophie, notamment à la lecture de Pascal. Agrégé de philosophie, il a enseigné à Lille et à la Sorbonne, dont il a occupé, quoique athée, la chaire de métaphysique. Auteur d’une œuvre abondante et originale, il a été récompensé par l’Académie française et est membre de l’Académie d’Athènes.

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