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Dans une chapelle latérale de l’église Saint-Mathieu de Perpignan, serties au centre d’un reliquaire doré, on peut admirer quatre épines provenant de la couronne du Christ. Une relique de premier ordre, léguée par le roi Philippe III le Hardi qui la tenait lui-même de son père, Saint-Louis. Je me souviens, enfant, de la fascination qu’exerçait sur moi cet objet singulier, fascination émaillée toutefois de quelques doutes. Comment être certain que ces épines étaient bien les mêmes qui se trouvaient sur la tête de Jésus deux mille ans plus tôt ? Qu’un tel objet ait pu traverser ainsi les âges et les mers pour se retrouver dans cette petite église, me paraissait quelque peu incroyable… Cette curiosité précoce pour les reliques m’a fait me plonger avec d’autant plus d’intérêt dans l’ouvrage de Nicolas Guyard. L’auteur, maître de conférences à l’université Paul Valéry Montpellier 3, présente sa démarche comme une approche culturelle et sociale des reliques du Christ, à travers l’histoire longue du christianisme occidental, « une histoire discontinue, faite de latences et d’accélérations, qui ne peut être qu’un décentrement de l’étude des objets vers les sociétés qui les accueillent, les valorisent, les critiquent ou encore les oublient ».

Aucune source historique ne permet d’affirmer qu’il existait un culte primitif autour des lieux et objets de la Passion, au Ier siècle. Il faut attendre le début du IVe siècle pour trouver les premiers textes mentionnant des pèlerinages à Jérusalem autour des reliques de la Vraie Croix. Un silence de trois siècles à propos duquel l’historien ne peut que garder le silence, faute de documentation. La tradition attribue à Hélène, la mère de l’empereur Constantin, l’invention miraculeuse des reliques sur les lieux mêmes de la crucifixion et la construction d’une basilique pour les abriter à l’emplacement du tombeau du Christ, le « Martyrium ». On constate dès l’origine une forme de fétichisation et d’hystérie autour de la présentation des reliques. Une dénommée « Egérie » raconte comment les pèlerins se bousculaient pour embrasser la Sainte-Croix, et évoque même le cas d’un homme qui aurait essayé de mordre le bois afin d’en arracher d’un morceau ! La diffusion du culte de ces fragments sacrés se met en place à cette époque tout autour du bassin méditerranéen, avec des édifications d’églises pour abriter des reliques rapportées de Terre sainte. Cette multiplication se fait par subdivision des reliques originales et se produit conjointement à la diffusion tout aussi massive des ossements des saints et des martyrs.

Dans son ouvrage, Nicolas Guyard retrace chronologiquement le trajet des reliques christiques, dont la possession apparaît très tôt comme un formidable outil politique. Ainsi, la translation d’un grand nombre de reliques à Constantinople permet aux Empereurs d’Orient de légitimer et de sacraliser leur pouvoir. En France, c’est la reine mérovingienne Radegonde, épouse de Clotaire, qui initie le premier culte de la Sainte-Croix dans l’abbaye qu’elle a fondé à Poitiers au VIe siècle. L’auteur montre que l’attrait croissant pour les reliques entraîne très vite l’apparition et la circulation de nouveaux objets, notamment des reliques dites de « contact », telles que des pierres, poussières ou autres grain de sable en provenance du Saint Sépulcre…

La tradition attribue à Charlemagne la translation depuis Jérusalem de la couronne d’épines, d’un Saint clou et du Saint Suaire, reliques qui sont déposées à l’abbaye de Saint-Denis. Cela n’empêche pas des générations de pèlerins au cours des siècles suivants d’aller admirer ces mêmes reliques, toujours offertes à la dévotion dans la capitale de l’Empire byzantin… Singulière ubiquité des objets miraculeux ! Même si une Sainte Couronne se trouve déjà en son royaume, Saint-Louis achète en 1239 l’exemplaire de Constantinople à Baudoin II et fait construire la Sainte Chapelle pour l’abriter. Le montant faramineux de la transaction, couplé au prestige royal aboutit à ce que les moines de Saint-Denis cessent d’honorer à partir de cette date la relique qui faisait jusqu’alors la renommée de leur trésor. L’un des grands intérêts du livre est d’analyser cette inflation et cette concurrence des reliques. Il faut comprendre ici l’enjeu pour les églises et abbayes du Moyen-Âge. Exhiber des reliques prestigieuses, c’est la certitude d’attirer de nombreux pèlerins avec les retombées économiques qui vont avec.

Le livre accorde également une large place aux débats et querelles autour de l’authenticité des reliques. La Réforme protestante au XVIe siècle dénonce le culte de ces dernières comme une forme d’idolâtrie. Dans un traité célèbre, Jean Calvin dresse l’inventaire des innombrables reliques disséminées en Europe afin de faire éclater les incohérences qui les entourent. Il raille notamment les multiples versions du Saint Prépuce, des dents de lait ou autres larmes et gouttes de sang miraculeusement conservées. Nicolas Guyard emploie l’expression « d’épidémie de suaires » à propos des linges censés avoir enveloppé le corps du Christ lors de la mise au tombeau. L’étude des inventaires d’églises permet d’en dénombrer plus d’une centaine apparus en divers lieux entre le IXe et le XVIe siècle. À noter que celui qui est aujourd’hui le plus célèbre – la Sindone de Turin – est un exemplaire relativement récent puisque sa première mention dans les archives ne date que de 1389.

Les polémiques toujours plus nombreuses à l’endroit des reliques, notamment lors du Siècle des lumières, ne mettent pas un coup d’arrêt aux dévotions populaires. La dernière partie de l’ouvrage analyse les nouveaux débats générés par les tentatives d’authentification scientifique à partir du XIXe siècle. Nicolas Guyard se penche notamment sur le cas du Suaire du Turin, qui a été l’objet d’une abondante littérature et de prises de position passionnées. Malgré les résultats des analyses au carbone 14 qui confirment la datation des historiens entre le XIIIe et le XIVe siècle, la popularité de cet objet ne faiblit pas. Sa dernière ostentation en 2015 a attiré à Turin des millions de fidèles et de curieux. Le succès mondial du « Da Vinci Code » de Dan Brown en 2003 et les nombreux thrillers ésotériques qui ont suivi, explique peut-être ce regain d’intérêt. En France, certaines reliques, un temps oubliées, font ainsi l’objet de nouvelles valorisations comme la Sainte Tunique d’Argenteuil ou la Coiffe de Cahors. Malgré les verdicts souvent défavorables des études scientifiques, les reliques n’ont pas disparu du paysage spirituel comme l’incarnation d’une dévotion dépassée. Au-delà de la question de l’authenticité, c’est leur dimension patrimoniale qui est aujourd’hui mise en avant. Une chose est sûre, les reliques n’ont pas fini de fasciner.

Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm

Guyard, Nicolas, « Les reliques du Christ : une histoire du sacré en Occident », Le Cerf, 13/01/2022, 1 vol. (307 p.), 24€

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