Hicham Abdel Gawad, L’islam entre foi et rationalité, Éditions du Cerf, 29/05/2025, 368 pages, 35€
Au croisement d’une trajectoire personnelle bousculée par l’Histoire et d’une urgence pédagogique palpable, L’Islam entre foi et rationalité de Hicham Abdel Gawad déploie une cartographie aussi précise qu’empathique des mondes intérieurs de la jeunesse musulmane. L’auteur, dont le parcours l’a mené de l’ingénierie aux sciences des religions, prend acte d’une fracture : celle du 11 septembre 2001, quand l’islam, hier encore héritage silencieux, devint objet de toutes les assignations. Face à la saturation du débat public et au désarroi des acteurs de terrain, il forge une réponse structurée, une véritable grammaire du discernement.
Contexte d’une recherche incarnée
Le livre prend racine dans le terreau spécifique des mondes scolaires belge et français, où les “cours philosophiques” constituent un laboratoire singulier pour penser le religieux. L’auteur part de son expérience d’enseignant et de formateur, naviguant dans un contexte post-attentats où la demande d’élucidation est immense et les moyens pour y répondre, souvent dérisoires. L’ouvrage s’inscrit dans une démarche de « recherche-action », une investigation qui se nourrit du terrain pour y retourner sous forme d’outils concrets. Le corpus empirique, constitué d’entretiens approfondis avec de jeunes musulmans, donne au livre une chair et une vérité incarnées. La réflexion est constamment lestée par la parole vive de ceux qu’elle concerne. L’inspiration de Mohammed Arkoun, et sa lutte contre les “clôtures dogmatiques”, situe d’emblée la contribution dans la lignée d’une pensée islamique critique exigeante.
Une architecture au service du sens
L’architecture de l’ouvrage révèle une pensée qui se construit par paliers. Abdel Gawad orchestre son livre en quatre parties qui s’enchaînent avec une logique rigoureuse : l’enquête de terrain (I) nourrit l’élaboration d’un cadre théorique (II), qui à son tour fonde une philosophie d’enseignement (III) avant de se décliner en dispositifs didactiques opérationnels (IV). Cette structure articule avec clarté les apports de la sociologie de la transaction sociale – où les “logiques intentionnelles” des acteurs deviennent la clé de lecture de leurs croyances – avec les exigences de la pédagogie contemporaine, qui pense en termes de scénarios et de topologies d’apprentissage.
L’approche historico-critique, elle, innerve l’ensemble du projet par sa méthode : suspension de la métaphysique, traque des anachronismes, attention aux conditions matérielles de production des textes. Le lexique forge des concepts opératoires qui éclairent le propos. On pense ici à la “rhétorique de l’absolu”, qui désigne l’épistémologie spontanée des discours fondamentalistes, ou au “scientisme religieux”, cette posture paradoxale qui soumet la foi à une exigence de preuve scientifique. L’auteur écrit ainsi que “la question consiste alors à tenter de comprendre les raisons sous-jacentes de cette indifférenciation particulière qui n’est visiblement pas gommée par un plus gros volume d’heures de sciences.“
Portée, apports et limites
La force du livre réside dans sa capacité à produire de nouvelles manières de penser le religieux à l’école. En premier lieu, il décentre le regard. En appliquant la méthode historico-critique, il déconstruit de l’intérieur la “rhétorique de l’absolu”, en montrant que tout texte, même sacré, a une histoire. Deuxièmement, il propose une cartographie inédite des blocages cognitifs et affectifs. Sa typologie des quatre “espèces” de résistance face à la critique (conciliation, contournement, rejet, fin de non-recevoir) constitue un outil de diagnostic puissant. Il devient alors possible de comprendre que la fermeture à un argumentaire repose moins sur le contenu théologique que sur l’interaction entre une proposition de sens et le “projet de vie” de l’individu.
Le projet d’une “herméneutique réflexive” s’inscrit dans un horizon philosophique exigeant. En invitant les apprenants à s’interroger sur ce que faire de l’histoire de l’islam veut dire, l’auteur les convie à un exercice qui rappelle la démarche de Paul Ricœur : un retour sur soi par le détour de l’autre (ici, le texte historique). L’ouvrage outille les acteurs de terrain face à l’autorité éclatée de l’ère numérique. En analysant la logique de la réception des prêches en ligne, il montre comment “l’esthétique de la réception” (ce qui rend un discours séduisant et facile à assimiler) l’emporte souvent sur la rigueur. Le livre se démarque aussi de figures intellectuelles comme Fazlur Rahman qui, pour renouveler la pensée islamique, proposait une herméneutique théologique contextualiste. Abdel Gawad, lui, opère un déplacement crucial : son approche est didactique et non théologique ; elle vise à équiper l’esprit critique par la méthode historique, quelle que soit l’option spirituelle finale.
Toutefois, une telle proposition, aussi solide soit-elle, rencontre nécessairement des limites. L’ancrage du corpus empirique dans les contextes belge et francophone, s’il assure une grande profondeur à l’analyse, pose la question de sa transférabilité. Les outils proposés pourraient-ils être appliqués avec la même pertinence dans des cadres nationaux où le rapport entre l’État, l’école et la religion est structuré différemment, comme au Royaume-Uni ou en Amérique du Nord ? Par ailleurs, la sophistication du dispositif pédagogique, qui demande aux enseignants une posture quasi socratique et une grande maîtrise de la philosophie du doute, interroge. Est-il réaliste d’attendre un tel niveau de formation épistémologique et de décentrement personnel de la part d’enseignants souvent peu formés à ces approches et soumis à de fortes pressions institutionnelles ? Comme l’écrit l’auteur, l’enjeu est “d’encourager un apprenant qui apprend à devenir intellectuellement autonome et responsable”, un objectif ambitieux qui suppose des conditions de travail et de formation tout aussi exigeantes
Former sans formater : Abdel Gawad et l’éthique du doute
L’Islam entre foi et rationalité excède le cadre d’un essai pour proposer un véritable outillage conceptuel et pratique. Sa valeur d’usage est immédiate et s’adresse à un public large : enseignants, médiateurs, éducateurs spécialisés et, sans aucun doute, décideurs publics. L’ouvrage plaide pour une refonte courageuse des référentiels d’enseignement du fait religieux. Les scénarios pédagogiques, adaptables à de multiples écosystèmes, offrent des pistes concrètes pour une formation des formateurs à la hauteur des enjeux.
Abdel Gawad ne propose pas de nouvelles certitudes, mais une méthode pour vivre intelligemment avec la complexité. Il offre une tentative rigoureuse pour concilier rigueur critique et horizon pédagogique ouvert, en fondant une éthique de la discussion sur les décombres des dialogues de sourds. Un pari exigeant, dont la réussite dépendra de la volonté des acteurs à se saisir de ces précieux instruments pour réenchanter le questionnement.

Chroniqueur : Maxime Chevalier
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