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Lou Salomé - Nietzsche - Paul Rée - Photographie de Jules Bonnet, Luzern, 1882.

Il n’y a pas eu de beauté plus sublime que Lou Andreas-Salomé. Son visage fut éclairé par des yeux très verts qui jetèrent le feu des émeraudes. Elle avait, dans sa physionomie, une expression voluptueuse et ferme. Sa chevelure rayonnait en flamboiement d’astre, et sa bouche invitait au baiser. Une sensualité orageuse, incarnation absolue de la beauté. On n’était jamais l’amant de Lou Andreas Salomé. On était son esclave. On ne pouvait que tomber à genoux devant elle. Et c’est avec son cœur, au plus près de la terre, qu’il fallait – comme le serpent – ramper afin d’adorer sa perfection. Il fallait surtout être digne de sa beauté et de ses facultés très supérieures. Car, en sus, les fées qui se sont penchées sur son berceau l’avaient ceinte de la couronne de l’intelligence. Chez elle, l’esprit, ce courant qui amène à la source divine et à l’intervention du merveilleux, était bien supérieur au corps, au point de rester vierge jusqu’à l’âge de trente ans et – durant quarante-trois ans – n’avoir jamais eu la moindre relation sexuelle avec son mari. Paul Rée s’est damné pour elle. Nietzsche voulait l’épouser, Freud l’admirait, et Rainer Maria Rilke l’a aimée avec fougue. On l’a dit femme fatale. C’est faux. Tous ceux qui l’ont aimé, l’ont aimé parce qu’ils se sont crus volés de l’esprit qu’ils ont découvert en elle et qu’ils lui ont aussitôt dérobé. Lou Andrea Salomé était l’incarnation de « la » femme. Les femmes sont plus femmes que les hommes ne sont hommes. Lou Andreas Salomé « fut » ; ceux qui l’ont aimé sont « devenus »…  La gloire est souvent la seule raison d’exister de l’homme.

Lou Andreas Salomé est hélas tombée dans l’oubli. Elle restera à jamais dans l’ombre de ceux dont elle fut l’égérie. Il est nécessaire d’oublier pour se ressouvenir. En nous inclinant à se souvenir de la merveilleuse Lou Andreas Salomé, Sabine Callegari – par le prisme de la souffrance de Nietzsche – nous livre ce très beau texte que nous empruntons à Ici Beyrouth. Puisse-t-il en appeler d’autres sur cette femme libre. Car être libre, là est l’essentiel…

Jean-Jacques Bedu

1882. La psychanalyse n’existe pas encore. Le jeune docteur Sigmund Freud, âgé de vingt-six ans, se destine à la recherche en neurologie. Son aîné, le docteur Joseph Breuer, lui relate alors une expérience clinique étonnante, qui se révélera fondatrice pour la future psychanalyse : Breuer est parvenu à lever certains symptômes hystériques chez une de ses patientes, dite Anna O. (Bertha Pappenheim de son vrai nom), par une méthode cathartique de son invention, à laquelle sera donné le nom de talking cure, la première cure par la parole de l’histoire.

Lou Salomé a entendu parler du traitement expérimental d’Anna O. C’est le point de départ de l’intrigue : elle prête alors à Breuer le pouvoir de guérir de sa souffrance morale son ami Friedrich Nietzsche. «  J’ai appris que vous étiez bel et bien un médecin du désespoir  », dit Lou à Joseph Breuer. Le sentiment que Lou Salomé adresse ici au savoir de Breuer, et traduisant son transfert envers lui, est celui d’une admiration pleine de feu : «  Je reste persuadée que vous et vous seul êtes en mesure d’inventer un nouveau traitement pour Nietzsche.  »

Encore inconnu du public, le philosophe traverse une crise profonde liée aux tourments de sa relation passionnelle avec Lou, et au choc de la trahison d’un ami fraternel, le philosophe Paul Rée, que Lou lui a préféré. De fait, Friedrich Nietzsche est en proie à un désespoir extrême, chargé d’accents métaphysiques et d’expressions suicidaires qui effraient Lou Salomé.

La demande de Lou ne peut mieux tomber dans la vie de Joseph Breuer. Ayant pris, avec Anna O., les risques des pionniers, il s’est vu livré par surprise à l’apparition du transfert dans sa version la plus passionnelle. Anna O brûlait, en effet, de transports presque mystiques pour le médecin dont le savoir la reliait à la part inconnue de son être. Breuer, lui, brûlait dans les flammes de l’enfer, son obsession érotique pour Anna O venant se mêler à sa vocation médicale et le hanter jour et nuit. Aussi voit-il dans le défi thérapeutique proposé par Lou Salomé un exutoire valorisant dont il se saisit aussitôt. Le phénomène du transfert se trouve alors intronisé comme enjeu même de l’intrigue : celui que le docteur Breuer espère ardemment susciter chez Friedrich Nietzsche (il appelle cela «  gagner sa confiance  »). Sans ce transfert, il sait n’avoir aucune chance de mener à bien la mission secrète confiée par Lou Salomé. Or, malgré les efforts parfois fébriles de Breuer, Nietzsche s’y dérobe : s’il s’est bien laissé convaincre de venir à Vienne consulter ce clinicien réputé dans toute l’Europe, il s’en tient à décrire le tableau clinique, complexe et terriblement douloureux, de ce qu’il appelle «  sa maladie  ».

Le diagnosticien chevronné qu’est Joseph Breuer parvient rapidement à identifier des crises de migraine violentes. La survenue d’un épisode paroxystique crée soudain l’ouverture dans le lien tant recherchée par Breuer. Appelé d’urgence au chevet de Nietzsche, Breuer le soigne toute la nuit, avec un dévouement presque éperdu, gagnant ainsi sa gratitude et quelque peu sa confiance. Se produit alors un renversement inattendu : Joseph Breuer prend conscience des sentiments intenses qu’il éprouve pour Friedrich Nietzsche, et la question du transfert change de camp. C’est, en effet, dans l’exact champ de l’amour adressé au savoir que Breuer situe ce qu’il ressent : «  Il savait que Nietzsche comptait à ses yeux, que quelque chose, dans sa personnalité, l’attirait selon quelque alchimie surnaturelle (…). Nietzsche avait peut-être raison, lui dont le discours et la prose étaient si puissants, les idées si lumineuses – même les plus mauvaises. Quoi qu’il en soit, Breuer ne cherchait pas à lutter contre cette obsession. (…) il avait le pressentiment que sa rencontre avec cet homme étrange pouvait s’avérer également salutaire pour lui.  » Nietzsche est donc doté par Breuer des qualités les plus singulières, et surtout d’un savoir salvateur. Porté par son désir de confier au philosophe son propre mal de vivre, Breuer trouve enfin le moyen de remplir la mission confiée par Lou Salomé. Il dit alors à Nietzsche : «  J’ai une proposition à vous faire, une proposition exceptionnelle (…). Pendant un mois, je serai le médecin de votre corps (…). En contrepartie, vous serez le médecin de mon âme, de mon esprit (…). Je vous demande de me guérir du désespoir.  »

Parvenu à ce stade, Breuer nourrit encore l’illusion de mener le jeu et de rester le véritable maître du transfert, comme en témoignent les mots par lesquels il explique son plan à Freud : «  L’idée est simple : je dois persuader Nietzsche qu’il m’aide puis, lentement, imperceptiblement, nous devons échanger les rôles jusqu’à ce qu’il devienne mon patient et moi, de nouveau, son médecin.  » En vérité, Breuer est divisé, aux prises avec un conflit intérieur : d’un côté il a la ferme volonté d’aider Nietzsche, de l’autre, il est soumis à son désir de faire une cure avec lui et d’y traiter de son propre désespoir. Ce désir ardent, nouveau chez Breuer, de parler, savoir, changer peut-être, s’est trouvé malgré lui mis en mouvement, dès lors qu’il est entré dans l’intense champ de gravitation de l’amour de transfert.

À l’évidence, la puissance intellectuelle qu’incarne une figure comme Nietzsche prête singulièrement au transfert. Pourtant, le savoir qui capte soudain Breuer sur un mode nouveau ne se réfère pas à la catégorie des connaissances classiques, mais à un au-delà de tout savoir répertorié, qui touche à la personne même du philosophe et porte les accents de l’amour : «  idées si lumineuses, même les plus mauvaises  », «  homme étrange  », «  alchimie dans sa personnalité  », dit Breuer. Cette expérience exceptionnelle est bien de même nature que celle vécue par tout patient dans une rencontre d’amours réussie avec un psychanalyste : «  force d’attraction qu’exerce la cure par la parole  », oui, propulsion vers le champ de l’inconscient.

Image de Chroniqueuse : Sabine Callegari

Chroniqueuse : Sabine Callegari

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