Temps de lecture approximatif : 5 minutes

Rika Benveniste, Louna – Essai de biographie historique, traduit du grec par Loïc Marcou, Signes et Balises, avril 2024, 264 pages, 23,00€

Louna – Essai de biographie historique de Rika Benveniste est une œuvre remarquable qui s’inscrit dans la tradition de la micro-histoire tout en apportant un éclairage nouveau sur l’histoire des Juifs de Thessalonique au XXe siècle. À travers le parcours d’une femme ordinaire, l’historienne grecque parvient à tisser une fresque historique d’une grande richesse, mêlant avec habileté l’intime et le collectif, le particulier et le général.

Une vie ordinaire bouleversée par l'Histoire

L’ouvrage s’ouvre sur une présentation de Louna, une femme juive née à Thessalonique au début du XXe siècle. D’emblée sont posés les jalons de la démarche singulière de l’auteure : « Comment extraire Louna de cette invisibilité ? Comment faire entrer cette femme dans la dignité de l’histoire alors que les indices qu’elle a laissés sont si minces ? » Cette question méthodologique est centrale dans l’approche de l’auteure, qui cherche à redonner voix et présence à ceux que l’Histoire a souvent négligés.
Le premier chapitre plonge le lecteur dans le Thessalonique juif du début du siècle, une ville cosmopolite en pleine mutation. Rika Benveniste dresse un portrait vivant de cette communauté, de ses quartiers, de ses traditions. Elle décrit avec précision le quotidien de Louna, jeune fille pauvre vivant dans le quartier « 151 » : « Le ‘151’ devint l’un des principaux quartiers entièrement juifs de Salonique. Les familles versaient un loyer de 150 drachmes par an ou de 12,50 drachmes par mois, somme correspondant, à l’époque, au prix d’un kilo de viande« . Ces détails permettent de saisir la réalité concrète de la vie de ces Juifs modestes, loin des représentations souvent focalisées sur l’élite de la communauté.
L’auteure excelle dans sa description de la montée des tensions antisémites dans l’entre-deux-guerres. Elle évoque notamment le pogrom de Campbell en 1931, un événement traumatisant pour la communauté juive : « Le pogrom laissa cent familles à la rue. Les Juifs du lotissement repoussèrent les attaques après avoir dressé des barricades et participé à des combats de rue« . Ces passages mettent en lumière la fragilisation progressive de la position des Juifs dans la société thessalonicienne.

L'horreur d'Auschwitz et la survie

Le cœur de l’ouvrage est consacré à l’expérience de Louna pendant la Shoah. Rika Benveniste retrace avec une grande précision le processus de déshumanisation mis en place par les nazis, depuis les premières mesures discriminatoires jusqu’à la déportation. L’arrivée à Auschwitz est décrite de manière saisissante : « Louna se voit tatouer sur l’avant-bras gauche, à l’encre bleue indélébile, le numéro 40077. La couleur du tatouage est la même que celle de ses yeux« . Cette image forte symbolise la perte d’identité imposée aux déportés.
L’un des aspects les plus poignants du livre est le récit des expériences médicales subies par Louna au Block 10. Rika Benveniste parvient à décrire ces atrocités sans tomber dans le sensationnalisme, gardant toujours une distance respectueuse : « Les expériences nazies obéissent à des fins idéologiques et militaires, mais s’expliquent aussi par l’intérêt que leur portent les médecins SS. Elles sont l’expression des conceptions nationales-socialistes en matière biologique et politique« . L’auteure met en lumière la dimension systémique de ces crimes, tout en préservant l’humanité des victimes.
La partie consacrée au retour de Louna à Thessalonique après la guerre est particulièrement éclairante. Sont décrites avec une précision clinique les conditions inhumaines auxquelles les déportés étaient soumis, même dans les camps qui n’étaient pas spécifiquement conçus pour l’extermination immédiate. Une fois à Bergen-Belsen, elle montre la brutalité du système concentrationnaire nazi : « Bien sûr, il n’y a ni chambre à gaz ni la terreur quotidienne de la ‘sélection’, les prisonniers y sont décimés par le typhus, la dysenterie, la faim, la fièvre et l’épuisement ; partout, les cadavres s’entassent« . Ces passages permettent de comprendre l’horreur quotidienne vécue par les déportés et les défis immenses auxquels ils étaient confrontés pour survivre.

Le difficile retour et la reconstruction

L’un des grands mérites de l’ouvrage est de ne pas s’arrêter à la libération, mais de suivre Louna jusqu’à la fin de sa vie. L’auteure montre comment la survivante a dû se reconstruire, trouver un nouveau sens à son existence. Elle évoque avec sensibilité les efforts de Louna pour préserver la mémoire de sa communauté disparue, notamment à travers sa participation aux cérémonies commémoratives : « Chaque année, Louna assistait aux cérémonies. Elle y passait la journée entière, aux côtés de ses camarades de captivité. Les premières années, elle ne pouvait empêcher ses larmes de couler. Puis, au fil du temps, elle serrait les dents, mais toujours en sanglotant intérieurement« .
Au-delà de l’histoire individuelle de Louna, nous découvrons une réflexion stimulante sur la pratique de l’histoire. Elle explicite sa démarche de micro-histoire, montrant comment l’étude d’un parcours individuel permet d’éclairer des processus historiques plus larges : « J’ai cherché à interroger la biographie, ici conçue comme démarche historique ouvrant un chemin pour redéfinir les rapports entre les parties et le tout. Cette approche permet d’éviter l’illusion téléologique, sans pour autant servir uniquement à illustrer un contexte historique prétendument connu d’avance« . Cette réflexion méthodologique enrichit considérablement la lecture de l’ouvrage.
L’auteure accorde donc une grande importance aux sources utilisées, qu’il s’agisse de documents d’archives, de témoignages oraux ou de photographies. Elle explicite sa démarche critique : « Je considère ces matériaux comme des sources dotées d’une valeur égale, dans lesquelles je puise avec une même intention critique. Les documents administratifs conservés dans les archives dialoguent avec des témoignages oraux ». Cette transparence méthodologique renforce la crédibilité de son travail.
L’un des aspects les plus novateurs de l’ouvrage est la manière dont Rika Benveniste parvient à redonner vie à un monde disparu à travers des détails du quotidien. Elle évoque par exemple les « fideos », ces pâtes typiques de la cuisine sépharade : « S’il n’y a rien d’intrinsèquement juif dans la gastronomie sépharade, comme toute cuisine, elle aussi raconte une histoire : elle donne aux mets qui la composent des noms qui attestent ses origines et qui parlent d’errances et de diasporas« . Ces passages permettent de saisir la richesse culturelle de cette communauté anéantie.

Une approche novatrice de l'histoire

Rika Benveniste n’élude pas les questions difficiles, comme celle de la collaboration de certains Juifs avec les nazis. Elle aborde ces sujets avec nuance, montrant la complexité des situations et refusant tout jugement hâtif. De même, elle évoque les tensions au sein de la communauté juive d’après-guerre, entre ceux qui ont survécu aux camps et ceux qui ont échappé à la déportation.
L’ouvrage se distingue également par sa réflexion sur la mémoire de la Shoah. Rika Benveniste montre comment cette mémoire s’est construite progressivement, passant d’un deuil intime à une commémoration institutionnalisée. Elle souligne les enjeux de la préservation de la mémoire : « Tant il est vrai que la vivacité de la mémoire dépend de sa capacité à entrer en résonance avec le présent, à donner un nouveau sens au passé, à tracer de nouvelles perspectives ; faute de quoi, elle se fossilise et ne peut que déboucher sur la nostalgie ou la mélancolie« .
La force de Louna réside dans sa capacité à articuler le particulier et le général, l’intime et le collectif. À travers le destin d’une femme ordinaire, c’est toute l’histoire des Juifs de Thessalonique qui est racontée. La complexité de cette histoire montre comment les grandes évolutions politiques et sociales ont affecté concrètement la vie des individus.
L’écriture de Rika Benveniste est à la fois précise et sensible. Elle sait trouver le ton juste pour évoquer les horreurs de la Shoah sans jamais tomber dans le pathos. Son style sobre et rigoureux n’exclut pas l’émotion, qui affleure notamment dans les passages consacrés aux dernières années de Louna.

En conclusion, Louna – Essai de biographie historique est une œuvre majeure qui renouvelle notre compréhension de l’histoire des Juifs de Thessalonique. En donnant voix à une femme modeste, Rika Benveniste nous offre un témoignage essentiel sur la richesse de cette communauté disparue et sur les traumatismes de la Shoah. Au-delà de son apport historiographique, ce livre pose des questions fondamentales sur notre rapport au passé et sur la manière dont nous construisons la mémoire collective. Il rappelle avec force

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

NOS PARTENAIRES

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

You may also like

Comments are closed.