« La vie des poètes maudits est soumise au caprice de qui voudra l’interpréter. Lucero n’est pas une nouvelle biographie de Federico García Lorca. Quel intérêt ? » Cette phrase d’Aníbal Malvar, auteur du très beau roman « Lucero ou la vie fulgurante », inscrite sur la page qui précède le texte, informe le lecteur sur les intentions de l’auteur, et place d’emblée le livre sous le signe de la fiction et de l’imaginaire. Il renvoie aux propres mots de l’auteur, interviewé dans le journal « La nacion » de Buenos Aires en 1933 :
Mais je me disais aussi en moi-même que pour créer cet être fabuleux, il me fallait absolument fausser l’histoire, car l’histoire est un fait irréfutable qui ne laisse à l’imagination d’autre échappatoire que de vêtir de poésie la parole, et d’émotion par le silence et par les choses qui l’entourent.
Par ce propos, qui permet à l’écrivain de se démarquer de ses prédécesseurs, et cette citation de Lorca, se trouvent légitimés l’originalité narrative du récit, et la fin surprenante, que je m’abstiendrai de déflorer. L’histoire de Federico, qui s’ouvre sur la citation ci-dessus, accompagnée de deux autres, et se trouve éclairée par des notes en bas de page, visiblement de l’auteur, pourrait par ce biais sembler renouer avec le genre biographique, mais il s’agit d’un leurre. L’une met l’accent sur la question de l’homosexualité, et sa perception très violente par la culture espagnole, l’autre renvoie au motif du mensonge. Le titre originel, « Lucero », d’une grande sobriété, a été amplifié par sa traduction française. Un bandeau rouge de l’éditeur, avec une précision en lettres blanches renforce l’impact de cette traduction libre et sa visibilité : « Federico García Lorca : Instructions pour tuer un poète ».
Lucero, qui dans sa première acception signifie « astre brillant », nom aussi donné à la planète Vénus, renvoie d’une part à la destinée aussi éclatante qu’éphémère de l’écrivain, ce que s’efforce de préciser la traduction française du titre, mais aussi au nom affectueux, parfois décliné en « Lucerito », que donnait sa famille au jeune Federico, plus proche de sa mère que de son père. Le roman s’ouvre en 1906 à Asquerosa, s’achève en 1936 à la Huerta San Vicente, avant de se prolonger par une coda, (terme emprunté au vocabulaire musical) à Grenade en 1980. Le récit, découpé par des précisions temporelles et géographiques, insère divers textes hétérogènes, chansons, poèmes, manifestes, coupures de journaux, interview, qui renvoient tant à l’œuvre poétique de Federico qu’au contexte historique du roman. La division en actes lui confère une dimension théâtrale, voire opératique. L’on peut ajouter à cela un présent que j’aimerais nommer présent d’intimité, (même si cette catégorie ne me semble pas avoir été systématisée par les grammairiens), qui s’observe souvent dans les romans historiques, comme si la proximité temporelle suscitait une proximité humaine, nous faisant accéder au plus profond du personnage, car c’est bien ce que veut dire intime.
D’emblée, Federico apparaît comme très différent de l’univers masculin, incarné par le père, grand chasseur, qui l’entoure. Son homosexualité latente n’échappe à personne, et se manifeste peu à peu. Sa jeunesse, qui se déroule sur fond de conflit international (même si l’Espagne reste neutre) et de tensions sociales (notamment entre affaneurs et riches propriétaires terriens), de répression, ou de violences policières, aux conséquences tragiques, est marquée par un bouillonnement créatif et un goût pour le canular, au sein du Riconcillo, un cercle intellectuel, perçu par les libéraux comme « une simple bande de fêtards » et pour les conservateurs, comme « une bande de fêtards et un ramassis de pédales ». À cet égard, la fiction d’Isidoro Capdepon, poète académique amateur de poncifs, s’avère particulièrement réjouissante. Ses pseudo-poèmes apparaissent en contraste total avec l’invention verbale des jeunes avant-gardistes. La personnalité complexe de Lucero se déploie, ironique et sensible, en particulier lorsqu’il tente de s’initier au « duende » ou fait fabriquer par un gitan un violon miniature pour un enfant infirme. Cette période s’achève avec la révolution bolchevique, puis la fin de la Première Guerre mondiale, marquée par les ravages de la grippe improprement appelée espagnole, et le départ du protagoniste pour Madrid.
C’est avec les Vingt Heureuses (nom espagnol des Années folles) que débute l’acte 3, initié, comme les précédents, par le titre NO-DO, acronyme de NOticiarios y DOcumentales, une production franquiste d’actualités qui passaient avant les films au cinéma, pour nourrir « l’information cinématographique nationale », procédé que l’auteur du livre se réapproprie dans un contexte littéraire et retourne avec une ironie manifeste (il fait d’ailleurs de même avec la citation d’Alphonse XIII). Le choix des actualités qu’il énonce, allant de la fusillade d’un groupe d’anarchistes à la montée des fascismes opère un second renversement, qui met l’accent sur l’inadéquation du nom donné à la période. La première œuvre théâtrale de Lorca, « Maléfice du papillon », sur les déboires d’un cafard amoureux, cause un scandale public, scandale salué par son nouvel ami Luis Buñuel, qui tourne un film intitulé « L’origine des espèces », dont la star est la grenouille Esmeralda, (un nom de scène évocateur) qui a « la froideur d’Harold Lloyd, en plus expressive » capturée après un casting particulièrement sélectif. Le cinéaste, après l’avoir tuée par coma éthylique, s’attache à en étudier la décomposition, préfigurant ses interventions dans « Las Hurdes ». Cette description joyeuse et vivante des milieux d’avant-garde contraste avec la violence des propriétaires terriens dont descend Lucero et de la montée des totalitarismes en Europe, préfigurant le destin tragique de l’Espagne et celui du héros. On retrouve dans la coda, de manière inattendue, cette proximité très forte entre l’écrivain, qui rejoint ici le journaliste, et son célèbre modèle. Le manifeste de Primo de Rivera côtoie celui des Catalans qui protestent contre la répression de leur langue par ce dernier, Federico faisant partie des signataires, tandis que les artistes, dont Dali, se retrouvent au café Pombo, et que la fondation du parti communiste espagnol coïncide avec l’anniversaire du cinéaste.
En parallèle à cette vie madrilène, Aníbal Malvar poursuit son tableau de la vie des propriétaires terriens opprimant les plus faibles. On voit émerger des figures pittoresques, comme celles des gitans de Grenade, surnommés « les édentés » (leur punition en cas de vol est l’arrachage d’une dent, leur propension à l’honnêteté se mesurant aux dentitions quasi intactes), tandis que le héros éponyme poursuit son ascension littéraire, avec « Mariana Pineda » puis le succès fulgurant du « Romancero gitan ». Alors que l’imminence de la république inquiète les puissants, comme Federico, le père de Lorca, l’acte III se clôt sur la mort de la reine. L’acte IV présente la tournée triomphale (et sexuellement très active) du poète en Amérique, les provocations du maire socialiste qui rebaptise de son nom la rue de l’Église, ou l’adhésion de son cousin Horatio aux chemises noires. On débat de la question du vote des femmes. Des dissensions s’élèvent entre propriétaires terriens, comme Federico García, ou Trescastro. Tandis que le jeune Lorca entreprend une tournée théâtrale destinée à éduquer le peuple, avec la compagnie La Barraca, son cousin Horatio entend montrer le bien-fondé de sa théorie qui divise les hommes en deux catégories « assassinables » et « non-assassinables », en tuant un idiot de village surnommé Socrates. C’est au cours de sa tournée que le poète rencontre Primo de Rivera, fondateur de la Phalange dont les membres troublent les représentations des spectacles, et préfacier de l’édition espagnole de l’ouvrage de Mussolini « Le fascisme ». Tous deux entretiendront une relation aussi secrète qu’ambiguë.
L’acte V aborde la « double année noire » et le rétablissement de la peine de mort, qui « a toujours fait partie du patrimoine culturel de l’Espagne, comme la corrida, mais Carlos II avait eu le bon goût d’espagnoliser encore plus le spectacle en remplaçant le gibet par le garrot étrangleur », (dont les effets sont décrits dans la suite du texte avec une grande précision) décision qui représente « une grande avancée dans la lutte de la foi contre la science », série d’affirmations à prendre bien sûr au second degré, et qui annoncent aussi l’exécution du poète. La déclaration d’indépendance de la Catalogne, la grève des mineurs des Asturies et les soulèvements à Madrid sont évoqués plus brièvement. Paradoxalement, alors que la famine sévit en Espagne, le poète, qui ne le serait pas « sans la capitulation de Boabdil », va de succès en succès. Puis les événements s’enchaînent, Franco prend le commandement de l’armée d’Afrique, le soulèvement de Grenade est réprimé par les phalangistes, et le poète reste sourd, aveuglé comme tout héros tragique, aux avertissements de son cousin Horatio. Malgré la protection de ce dernier et de ses amis Rosales, chez qui il a trouvé refuge, il est finalement exécuté. Son oraison funèbre au café La Pajarera, effectué par Trescastro ivre, oscille entre le drame et la farce : « J’y ai mis deux balles dans le cul, à ce pédé », et contraste vivement avec l’hommage vibrant rendu par Pablo Suero à Buenos Aires : « Non, Federico n’est pas mort. », et le beau poème de Machado, publié le 28 octobre 1936 dans « El bien publico, diario antifascista. »
L’intérêt de ce roman réside dans son hétérogénéité narrative, son attention portée à la jeunesse du protagoniste, qui restitue avec humour l’atmosphère provocatrice et la joyeuse liberté des milieux d’avant-garde, évitant de figer en icône, comme on l’a fait trop souvent, cette figure au destin tragique, grâce à cette multiplicité de tons, et cette façon, extrêmement mobile, de passer de l’un à l’autre sans rupture brutale. Ce mode d’écriture permet de mettre en évidence les différentes facettes d’un auteur complexe, dont l’œuvre ne se résume pas à l’univers étouffant de « La maison de Bernarda ». L’alternance de tragédie et de comédie, illustrant à la fois la dimension politique et sociale de l’époque mais aussi son caractère ludique, avec sa liberté d’esprit et de création, confèrent au roman sa tonalité particulière. À la documentation rigoureuse du journaliste s’allient la fantaisie et la qualité stylistique de l’écrivain, dans un livre qui excède le genre biographique pour revisiter la figure du poète, en nous la rendant plus humaine et plus familière. Il fait de cet homme, exhumé il n’y a pas si longtemps d’une fosse commune, et trop souvent réduit à l’image de son exécution, un personnage vivant, attachant et drôle. Une réussite.
Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm
Malvar, Aníbal, « Lucero ou La vie fulgurante », traduit de l’espagnol par Hélène Serrano, Asphalte éditions, « Fictions », 06/05/2021, 1 vol. (388 p.), 22€
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