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Pierre-Olivier Léchot est docteur en théologie et professeur d’Histoire moderne à l’Institut protestant de théologie de Paris. Il a été frappé, interpellé par les attentats du 13 novembre 2015 à Paris au cours desquels 131 personnes furent assassinées par des terroristes se réclamant de D.A.E.C.H. Pierre-Olivier Léchot, comme la majeure partie de la communauté internationale et, notamment, de sa propre communauté religieuse protestante, a évidemment pleuré ces victimes innocentes mais, en théologien, en intellectuel humaniste, il a voulu comprendre. Et il s’est interrogé sur les clichés faciles qui, dans les médias, les bistrots, les maisons, ont remplacé la réflexion qu’auraient dû susciter ces épouvantables tueries.
Pierre-Olivier Léchot a voulu aller aux racines des relations entre Protestantisme et Islam, comprendre leurs interactions, leurs réciproques influences, leurs réciproques fascinations et rejets. Oui, il est vrai, Luther (moine augustin, puis père de la Réforme, professeur de théologie à l’université de Wittenberg. 1483-1546), dans son refus de la Soumission et son culte de la responsabilité individuelle, a détesté l’Islam et a vu en Mahomet l’Antéchrist. Mais, en même temps, et c’est là le signe d’une grande tolérance et d’un prégnant désir de comprendre, Luther a voulu savoir par le texte, dans le texte, quelle était vraiment cette religion musulmane déclarée hérétique par l’Église, tout comme était hérétique sa propre Réforme aux yeux du Vatican. Allant plus loin dans le désir de comprendre cette religion mahométane qu’il désapprouvait, Luther a fermement soutenu la diffusion du Coran traduit en latin par le théologien bibliste et orientaliste suisse Théodor Bibliander (1504-1564), traduction qu’il a tenu à préfacer lui-même.
Le professeur Léchot fait judicieusement remarquer que les clichés sur l’islam, rarement positifs, remontent bien avant la naissance de Luther. Ces représentations schématiques ont perduré et marqué les esprits chrétiens durant les siècles suivants. Il faut dire qu’au XVIe siècle l’Europe chrétienne, angoissée, a peur de l’Islam, peur des avancées conquérantes de ses armées : en 1517, année de l’affichage par Luther de ses 95 thèses à Wittenberg, le sultan Sélim Ier conquiert la ville du Caire, ouvrant la voie de l’Italie aux troupes ottomanes provoquant en Europe “un grand chambardement” selon les mots de Fernand Braudel. Dès lors, après la conquête en 1453, de ‘’la Rome orientale’’ (Constantinople), les musulmans ottomans s’assureront-ils de la prise de la ‘’Rome occidentale’’ ? En 1521, année de l’excommunication de Luther, les ottomans s’emparent de Belgrade. En 1529, Soliman le magnifique assiège Vienne, et Luther en déduit que la fin des temps ne saurait tarder, puis qualifie l’échec de Soliman devant Vienne de “grand miracle divin” (météo défavorable aux armées ottomanes).
En position défensive, les théologiens catholiques ne manquent pas de montrer d’un doigt accusateur “certaines concomitances qu’ils jugent troublantes” entre les deux hérésies islamique et protestante. L’une montant en puissance et dangerosité, l’autre remettant en cause certains dogmes de l’Église. Serait-ce un simple hasard ?
Ainsi, concomitance du dogme de la prédestination ; le rejet des images ; un commun refus d’un clergé (chez les sunnites) ; la volonté de favoriser le texte par rapport à la tradition, concentration sur les écrits (Coran, Bible). Pis encore, certains protestants ne furent-ils pas, un temps, conquis par les positions antitrinitaires du médecin et théologien espagnol, Michel Servet (1511-1553) brûlé vif à Genève ? ‘’Il n’y a de dieu que Dieu’’, persiste à proclamer jusque dans les flammes cet amoureux du Christ, en qui Michel Servet voit un prophète magnifique mais non pas un dieu. Les Musulmans, pareillement, proclament qu’il n’y a de dieu que Dieu’’.
C’est pourquoi, sous peine de ne pas reconnaître l’appartenance du protestantisme dans la famille chrétienne, l’Église demande aux Protestants une clarification, une justification.
Pierre-Olivier Léchot reconnaît que “l’Islam a profondément conditionné la réflexion protestante du XVIe au XVIIIème siècle au point de troubler certains aspects de son identité”, mais, pour l’auteur, conditionner une réflexion ne saurait signifier qu’elle détermine une orientation.
Face à l’angoisse des catholiques devant ‘’le péril musulman’’ les Protestants (ainsi que le dirait peut-être René Girard) n’ont-ils pas joué le rôle de bouc émissaire ? Le Vatican n’a-t-il pas considéré que le schisme protestant au sein du christianisme était plus nocif que le lointain et étrange Islam ?
Mais, en réalité, les prétentions territoriales – donc politiques – entre les puissances européennes, chrétiennes, n’ont-elles pas été le véritable enjeu des dissensions religieuses ?
Quoi qu’il en soit, Pierre-Olivier Léchot admet, avec le palestino-américain, Edward Saïd (“L’orientalisme, l’orient créé par l’Occident”. Le Seuil 1980) que : ‘’les cultures chrétienne et musulmane se rencontrèrent, se chevauchèrent, empruntèrent l’une à l’autre, bref qu’elles cohabitèrent’’. Cette rencontre, souligne l’auteur, fut favorisée par le fait que les deux langues hébraïque et arabe sont toutes deux sémites, qu’elles ont des racines communes, et que la compréhension du texte biblique, chère à Luther, fut souvent enrichie par l’éclairage que lui apportait la langue du Coran.
Dès lors, ce ‘’lointain’’ musulman a semblé plus proche. Or, qu’est-ce qui pouvait paraître plus déstabilisant pour le Vatican que le lointain, étrange et redouté Islam, qu’avec bonne conscience il tenait à distance, soit considéré par certains érudits protestants comme assez proche ? Le Vatican a donc perçu une menace dans le rapprochement intellectuel des érudits protestants et musulmans, qui ne se regardaient pas dans une altérité première.
Au final, que nous dit Pierre-Olivier Léchot, quel message veut faire passer au fil de ses écrits cet humaniste protestant qui, durant 2 ans (2015-2016), à l’université de Rabat, a donné en collaboration avec son collègue l’anthropologue, Mohammed Janjar, défenseur de l’islam des Lumières, des cours portant sur ‘’Religion et modernité’’ ?
Son message en appelle, avant tout à la raison. Aussi effroyables furent les attentats récents, doivent-ils nous conduire à conclure que l’Islam est incompatible avec la culture chrétienne ? Faudrait-il en rester à l’esprit de ‘’la Confession d’Augsburg (1555) et à son ‘’Cujus Regio, ejus Religo’’ (tel prince, telle religion) ? Évidemment non. Idéalement, n’y a-t-il pas possibilité d’admettre, sinon de réaliser, une ‘’Religion Universelle’’ ? Ou, pour le moins, sortir de l’ornière moraliste que cache la laïcité, et reconnaître avec Gotthold Lessing (1729-1781), qu’il y a un fondement religieux commun, un socle, unissant tous les hommes ? Avec G. Lessing, protestants et catholiques ont répondu d’un même son de cloche : en affirmant que “Un et Tout se confondent”. Lessing est allé trop loin, car le panthéisme peut facilement mener à l’athéisme.
Dans son ouvrage érudit, Pierre-Olivier Léchot, reste dans la mesure, et ne tranche pas. Son souci n’est pas de convaincre, mais d’amener à apprendre, comprendre, réfléchir. Un rejet des clichés. Il ne nie pas la place que prennent les sentiments intimes ou d’appartenance en tout fidèle musulman, catholique ou protestant. Et ces sentiments restent sources de différences. Mais la raison commande aux hommes d’aller au dialogue en prêtant, a priori, à l’autre, une bonne intention, et celle-ci n’est possible qu’en prenant conscience, avec Rimbaud que ‘’Je est un autre’’.

Léonce CAMBRES
articles@marenostrum.pm

Léchot, Pierre-Olivier, “Luther et Mahomet : le protestantisme d’Europe occidentale devant l’islam : XVIe-XVIIIe siècle”, Le Cerf, 11/02/2021, 1 vol. (562 p.), 29€

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