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Maxime Ossipov, Luxemburg, traduction Paul Lequesne, Verdier, 11/09/2025, 160 pages, 20€

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Maxime Ossipov, cardiologue devenu écrivain, poursuit dans Luxemburg son autopsie lucide de la Russie contemporaine. Ce recueil tisse, par touches narratives, la chronique d’un pays miné par l’indifférence, la corruption, la nostalgie, mais aussi traversé par de rares éclats d’humanité. Loin de tout didactisme, l’auteur invente une prose clinique et pudique qui transforme la douleur en clairvoyance, et la mémoire en résistance. À travers des figures à la dérive, l’auteur compose un « diagnostic moral » du monde russe – lucide, dérangeant, parfois bouleversant.

Chronique d'un pays à la dérive

Le livre s’ouvre sur « Les enfants de Canköy », un récit qui nous plonge sans préambule au cœur d’une Russie provinciale où l’absurde a force de loi. L’anecdote inaugurale, une collecte de fonds pour un monument aussi grotesque qu’inutile, installe d’emblée une atmosphère de satire feutrée. Sur une stèle érigée à la place de médicaments attendus, une inscription proclame en lettres d’or que « La grandeur, la gloire et le bien de la Patrie, telles sont les ambitions premières d’un médecin savant, dévoué et expérimenté. » Cette formule, magnifique de vacuité, révèle un monde où l’État humilie ses sujets en leur retirant jusqu’à la dignité de leur mission. Dans cette ville anonyme, baptisée “N*”, s’esquissent les thèmes fondateurs de l’ouvrage : la maladie du corps social, la corruption comme langue officielle et la faillite des repères éthiques. Maxime Ossipov y dépeint, par touches successives, une société fracturée, abandonnée à elle-même, où le repli sur la sphère intime constitue le dernier refuge face à un réel déliquescent.

Maxime Ossipov, un Tchekhov contemporain ?

Avec la longue nouvelle éponyme, « Luxemburg », le livre déploie son personnage central, Sacha Levant, figure emblématique de l’intellectuel post-soviétique dont la corrosion des illusions devient le moteur d’une quête identitaire à la fois pathétique et profonde. Le récit, s’il gagne en ampleur romanesque, conserve cette structure fragmentaire où dialoguent les strates du souvenir et les blessures du présent. Sacha, traducteur de son état, hérite d’une mémoire familiale complexe, tiraillée entre une judéité refoulée, une soviétisation héroïque et un héritage culturel européen perçu comme un ailleurs inaccessible. La prose du romancier s’enrichit alors d’une intertextualité foisonnante, convoquant tour à tour la gravité de Dostoïevski, l’ironie de Tchekhov ou la conscience aiguë de la perte chez Brodsky. Ces références littéraires ne sont pas que des ornements ; elles fonctionnent comme des clés de lecture qui éclairent les dilemmes moraux d’un protagoniste écrasé par le poids de l’Histoire. Le récit devient un espace de dévoilement où la réalité se confond avec la fiction intime – l’histoire déchirante du « fœtus papyraceus » ou la profanation de la tombe maternelle –, laissant affleurer un tragique que l’écriture, toute en ellipses et en silences, parvient à contenir avec une pudeur remarquable.

Peut-on encore être un intellectuel en Russie ?

Par la précision de ses observations, Luxemburg touche à une forme d’universalité. Les thèmes qui irriguent le livre trouvent une résonance puissante dans la Russie contemporaine. L’arbitraire policier, le soupçon permanent et la langue de bois du pouvoir infusent chaque dialogue, comme lorsque l’épouse de Sacha, évoquant l’apathie des autorités, murmure : « Mon chéri, qui veux-tu convaincre ? Ils sauront trouver une raison. “Pour déstabiliser la situation” comme ils disent à la télé. » Cette paranoïa d’État, qui traverse le recueil, trouve son prolongement dans les nouvelles finales. « De grandes perspectives » et « Jusque tant que » agissent comme des codas sombres, explorant la désintégration morale des individus et la peur métaphysique qui succède à la faillite politique. L’auteur interroge, sans jamais y répondre de manière univoque, la responsabilité de l’individu face à la brutalité collective. Le livre explore la question de l’exil, non seulement comme déplacement géographique, mais aussi comme exil intérieur, moral et linguistique. Maxime Ossipov ausculte l’âme russe avec la main du grand médecin et la plume du maître écrivain : Luxemburg est un acte de clairvoyance, une œuvre indispensable pour comprendre notre époque.

Chroniqueuse : Manon Lopez

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