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 Ferdinand Laignier-Colonna, Marche ou rêve, Ed. Héloïse d’Ormesson, 19/01/2023, 19 €.

Notre corps est un lieu où l’âme a des plaisirs et des douleurs. Par l’âge, par la maladie, ou par la mort, ces lieux finissent par être détruits. Mais il est des êtres dont les lieux sont, dès la naissance, un champ de ruines, rongés par une affection dont on ne connaît pas la cause et dont il n’y a pas plus de moyen d’en réchapper que d’en guérir. Des corps dont les jambes n’ont pas reçu la fonction pour les soutenir, dont les mains sont trop faibles pour prendre le moindre objet ou – pis encore – se tendre et offrir l’esquisse d’une caresse. Des êtres qui ne connaissent pas la charité de l’avenir, des êtres pour qui chaque peine nouvelle les précipite vers un douloureux et affreux mal de vivre. Malgré leur terrible handicap, il est des êtres qui – si l’existence leur autorise – trouvent une force infinie pour vivre en totale indépendance des préjugés, des hiérarchies et surtout de la vision des autres : ces valides qui sont tellement apeurés et maladroits, qu’ils en deviennent parfois méprisants.

Espérer ce que l’on ne conçoit pas encore

Ferdinand Laignier-Colonna souffre de myopathie. Comme le narrateur de son premier roman, dont on ne connaît pas le prénom, il fait partie de ces êtres qui sont enfermés dans une prison sans issue, dans un corps hostile, « un sale corps » comme il l’écrit dans cet ouvrage qui offre une symbolique bien plus large qu’on ne l’imagine. Ne croyez pas, parce que vous avez la chance d’être valide, que vous aurez du mal à vous identifier au narrateur, et ce pour deux raisons. La première, je l’emprunte à ce dernier lorsqu’à cause de sa lenteur à embarquer dans un avion, il se fait insulter par un jeune imbécile : « Ses potes rigolèrent. Moi aussi. Il ne devrait pas insulter l’avenir : il était plus facile de finir sa vie assis que de la recommencer debout. Cela dit, ses propos n’étaient pas dénués d’une certaine vérité : les handicapés seraient peut-être plus heureux morts. » La seconde est posée par la thématique en filigrane de l’ouvrage : le devoir de l’Homme n’est-il pas d’espérer ce qu’il ne conçoit pas encore ?
La Corse est le décor de ce premier roman captivant de la première à la dernière page. Il est une ode à la Méditerranée, et à cette île que le narrateur parcourt grâce à la fidélité et l’amitié de Romain, François, Marco, une île qui lui ressemble tant :

D’une certaine façon, elle [la Corse] me ressemblait. J’étais un corps aux contours brouillés, aux reliefs brusques, ma peau comme une rive sauvage ou une frontière fragile pouvant se rompre à tout instant. La Corse offrait bien plus de problèmes que de solutions. Comme moi. Elle demeurait la cible facile de tous les clichés les plus stupides et délirants que des personnes au QI frôlant le négatif éructaient sans une once de recul et d’intelligence. Comme moi. Elle était usée, mon île. Comme moi. Elle était tellement mais pouvait tellement plus. Comme moi.

Deux espoirs s’offrent au narrateur : une possible guérison grâce à un nouveau traitement pour lequel il a été déclaré éligible, l’essai clinique de la dernière chance, et l’Amour qui se profile au moment où il ne l’attendait plus.

L’amitié ne se met pas en seringue

La description que fait Ferdinand du milieu médical, avec le manque d’empathie de certains médecins – qui rappellent qu’on doit les appeler « professeur » et non « docteur » – est saisissante de vérité. Certains d’entre eux estiment que le premier de leurs devoirs est – au nom de la science – de mener le plus loin possible les convulsions et les plus atroces souffrances de leurs malades, et avec l’affreuse complicité d’entreprises qui s’enrichissent du malheur :

Sa sentence hypocrite et lapidaire s’imposa à moi avec une insistance obsédante. Je compris son manège. Nous étions lucratifs. Les pigeons représentant un potentiel chiffre d’affaires pour Bernard qui accumulait les infirmes comme un butin dans son camp retranché du paramédical. La gâchette facile, la neurologue mitraillait des ordonnances pour tout renouveler et acheter davantage, matelas orthopédique, coussins anti-escarres, fauteuils roulants, et creuser à grandes pelletées le trou de la Sécu dans lequel finiraient de se jeter des troupeaux d’handicapés de Panurge, tondus de leurs quelques économies, bêlant de joie et d’admiration devant tant de bienveillance simulée qu’ils fonçaient tête baissée à l’abattoir.

Mais l’espoir n’est pas au bout de la seringue, surtout lorsque ce dernier – mû par un désir de vivre – dépasse dangereusement les doses. Il est d’abord dans l’amitié : « C’est à ce moment précis que je compris que l’amitié demeurait le meilleur remède à la myopathie et que les médecins les plus compétents du monde ne pourraient jamais mettre en seringue. » Mais il est surtout dans l’Amour avec cette interrogation encore taboue : un être handicapé, quel que soit son degré, a-t-il droit d’aimer et surtout d’être aimé ?

Une magnifique aumône d’amour

J’étais celui que l’on n’embrassait pas pour un premier baiser ni pour un second d’ailleurs, j’étais celui que l’on n’embrassait pas tout court pour ne pas "attraper ce que tu as", j’étais celui que l’on poussait mais que l’on ne touchait pas. J’étais bien des choses, mais c’était seulement aux yeux de la myopathie que j’existais véritablement.

Il y a deux êtres de lumière dans ce livre. Le premier est Bernadette. On dirait qu’elle sort d’un roman de Francis Carco, le poète des filles perdues et des mauvais garçons, et dont le père était Corse. C’est avec beaucoup de finesse que Ferdinand Laignier-Colonna aborde la problématique de la sexualité et du handicap, sujet toujours tabou en France. Bien sûr, on devine que Bernadette tarife sa maigre prestation, une aumône d’amour, et on pressent qu’elle le fait avec une exquise délicatesse qui – toutefois – cause plus de souffrance que de jouissance. Il y a une grande munificence dans son geste qui revêt une forme bien plus élevée qu’un simple assouvissement sexuel. Il y a une indicible beauté et une douleur illimitée dans la misère de cette pauvre femme abandonnée, dans cette existence ratée, et dont le seul crime est d’avoir eu un garçon encore plus handicapé que le narrateur. La véritable beauté n’est-elle pas en dehors de toute morale ? Et puis il y a ce secret inavouable : une mère qui donne un peu de plaisir à son fils. Il y a des êtres pour lesquels la femme ne prendra jamais la place de la mère, et nous avons le devoir d’estimer si ces paroles tragiques de Bernadette sont réellement choquantes : « Il ne comprend pas, il ne parle pas, il est paralysé complètement et je m’occupe de lui toute seule quand je ne travaille pas. Il est tout pour moi. Mon petit, il ne peut pas avoir de copines, il ne peut pas sortir. Je le soulage chaque fois que je le lave. Ça le rend heureux. »

La puissance de l’Amour virtuel

Le deuxième être de lumière, est celui que le narrateur n’attend pas. Comme un papillon, l’illusion de l’amour voltige autour de lui. Après tant d’échecs si douloureux à écumer les sites de rencontre, voilà qu’apparaît – comme un petit coin de ciel bleu dans l’obscur chemin de son existence – une jeune femme : Laura. Un cœur fait pour l’amour et la reconnaissance. Il accepte de converser en vidéo. Elle n’est nullement arrêtée par la problématique de la maladie et du fauteuil, bien au contraire : « Je me repassais en boucle ma soirée avec Laura. Non seulement elle s’était montrée enjouée et tendre, mais elle avait un humour et une désinvolture que j’affectionnais particulièrement. C’était l’in­croyable franchise de nos rapports, dès les premiers moments, qui m’avait plu. » D’aucuns pourraient nous rétorquer : ce n’est qu’un roman ! Ce livre n’est pas une charmante bluette ! Et pourtant, on se plaît à croire que ces conversations ont réellement existé. Il faudrait avoir l’esprit bien étriqué pour imaginer que toute la volupté entre deux êtres se résume à un regard échangé, à un baiser ou à une étreinte. Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir une pureté d’amour dans une relation épistolaire ou téléphonique à laquelle rien n’est comparable en beauté, hormis la première lumière du matin ? Au nom de quel dogme ne pourrait-il pas y avoir, entre Laura et le narrateur, des louanges d’amour et d’admiration ? L’Amour est l’élément central de l’ouvrage. Quand ces deux êtres se prennent dans les bras, ils sentent contre leur poitrine battre le pouls du monde. On les pense définitivement heureux ? Mais alors, qu’est-ce qui pourrait gâcher une si belle relation : « Ça se voit qu’elle t’aime. » Moi aussi je l’aimais, c’était la vie que je lui offrais que je n’aimais pas. » Je n’en dirai pas plus…

Toute forme humaine est une prison qu’il faut vaincre

Avec ce premier roman, Ferdinand Laignier-Colonna est parvenu, avec une capacité d’observation lui permettant de cerner l’identité complexe des êtres qui l’entourent face au handicap, à libérer son âme qui était captive de ce corps brisé. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Ne sommes-nous pas prisonniers de nos conventions, de la société, de nos ego, du regard d’autrui, de la quête de toujours plus de profit, et de notre propre désir de jouissance ? Si l’on veut bien se pencher sur notre existence de citadin, nous constatons que nous passons la plus grande partie de notre temps à rester enfermés dans une chambre à coucher, dans des transports en commun, dans un bureau, dans une salle à manger. Un projet de voyage ? Nous nous entassons dans de grandes boîtes en fer qui se déplacent à des vitesses assez variables en fonction de la distance à parcourir. À peine arrivés, nous nous enfermons dans d’autres boîtes qui nous baladent sur des lieux bondés de nos semblables. C’est au prix d’un grand effort que nous tenons sur nos jambes afin de parcourir une distance de quelques kilomètres. Nous ne savons même plus nous asseoir, nous ne savons même plus marcher, et surtout pas à la lumière de la vérité. Nous ne savons même pas prendre le temps d’observer, d’écouter. Ce n’est pas le temps qui passe, mais les hommes, et nous ne pensons au repos que lorsqu’il faut mourir. Comme le narrateur, nous sommes dans une servitude qui nous ronge et nous ôte les forces vives de notre corps. C’est ainsi que nous traversons la vie et toutes ses épreuves, en touchant la vieillesse avec sa cohorte de douleurs qui nous attend au bord de la route. Êtres fragiles que nous sommes ! Inspirons-nous de Ferdinand pour qui l’avenir est au cœur plus fort que le passé, en prenant garde de l’avertissement qu’il semble nous délivrer : c’est au moment où la vie éclate, que la mort commence.

Toute forme humaine est une prison qu’il faut vaincre. Avec ce premier roman très émouvant, qui jamais ne cède à l’ithos et au pathos, l’auteur démontre que le malheur et l’imperfection peuvent être terrassés grâce à la plus formidable mécanique humaine : l’esprit. Et de l’esprit, et surtout de l’humour, Ferdinand Laignier-Colonna n’en manque pas. Il n’y a dans sa plume aucun désir de se faire plaindre afin d’exciter plus de compassion. Nous sommes tous pétris avec la même boue d’égoïsme et d’orgueil qui sont « les plaies d’une époque où les plaies ne se comptent plus« . (J’emprunte cette formule à François Mauriac). Comme nous avons à apprendre de sa souffrance, lorsqu’avec ses muscles atrophiés et grimaçant de douleur, il se soulève de son fauteuil pour atteindre le but suprême : espérer vieillir debout ! Lorsqu’il y parvient, le narrateur se pose la question : « Dieu dans tout ça. Muet, il me regardait et baissait les yeux. »

Ce premier roman magistral, et qui doit absolument en appeler d’autres, nous offre cette lumière derrière laquelle nous courrons tous désespérément, sans jamais comprendre qu’en nous se trouve sa source la plus vive. Après la lecture de cet ouvrage, à votre tour, vous aurez sûrement envie de dire : « marche ou rêve« .

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Auteur de nombreux essai courronés par plusieurs prix littéraires, Jean-Jacques Bedu est le fondateur de "Mare Nostrum - Une Méditerranée autrement" et Président du Prix Mare Nostrum.

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