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Marie-Hélène Lafon, Cézanne : des toits rouges sur la mer bleue, Flammarion, 13/09/2023, 1 vol. (161 p.), 21€.

Avec “Cézanne : des toits rouges sur la mer bleue “, nouvel opus de sa collection “D’après”, l’écrivaine Marie-Hélène Lafon poursuit son exploration passionnée de l’univers pictural. Sans prétendre à l’exhaustivité biographique, elle se concentre sur quelques moments clés de la vie du maître d’Aix-en-Provence, et restitue avec acuité la complexité de ses relations familiales, ainsi que le feu intérieur qui animait sa quête obstinée de la peinture. Naviguant avec tact et justesse entre les différents cercles de l’existence de Cézanne, de l’intimité filiale aux amitiés artistiques en passant par le microcosme provençal, elle déploie une écriture dépouillée, faite de phrases courtes et incisives qui saisissent l’essence des choses et des êtres. Sans glorifier outre mesure son sujet, elle parvient à transmettre la force visionnaire et tellurique du peintre, son rapport charnel et viscéral à la lumière comme aux paysages qui l’entourent.

Entre père et fils : l'émancipation contrariée

Dès les premières pages, le lecteur est plongé au cœur du lien fusionnel et tumultueux entre Cézanne et son père, Louis-Auguste, qui rêvait pour son fils aîné d’une carrière toute tracée à la tête de la banque familiale. L’auteure montre comment le jeune Paul, habité par sa vocation artistique, va peu à peu s’émanciper de l’emprise paternelle pour suivre sa propre voie. Elle restitue le poids écrasant des ambitions déçues du patriarche, qui vouait son rejeton à la bohème et à la misère, mais aussi la patience inébranlable de la mère, Anne-Élisabeth, qui veillait dans l’ombre à préserver l’équilibre familial. Dès l’incipit, le lecteur est plongé dans une atmosphère à la fois étouffante et vibrante, celle d’une cellule familiale traversée de passions contradictoires exprimée à travers des notations sensorielles d’une grande acuité.
L’ouvrage excelle à explorer les rapports de force qui innervent la sphère privée de Cézanne. Avec empathie mais sans complaisance, elle montre comment le peintre, tout en rêvant d’émancipation, demeure prisonnier de ses origines bourgeoises et des convenances. Ses amours clandestines avec Hortense Fiquet, dont va naître un fils caché, sont vécues dans la frustration et la soumission aux liens du sang et de l’argent. Le mariage tardif avec celle qui deviendra “Madame Cézanne” apparaît comme une victoire en demi-teinte, fruit de lourds compromis avec le milieu d’origine plus que d’un épanouissement sentimental.

L'intimité tourmentée du génie Cézanne

Même une fois installé dans la gloire posthume, Cézanne demeure hanté par ses démons intimes, écartelé entre le rejet des codes bourgeois et la crainte du déclassement. Marie-Hélène Lafon donne chair à ces tourments, qu’elle lie avec justesse à une inspiration artistique hors normes. Elle montre comment sont nés certains chefs-d’œuvre à la genèse mystérieuse, telle la fascinante “Moderne Olympia” dont elle restitue la dimension sulfureuse. Par petites touches impressionnistes, l’auteure fait revivre des épisodes marquants de la jeunesse de Cézanne, quand, en compagnie de Zola et d’autres camarades, il arpentait avec ferveur les paysages grandioses des environs d’Aix. Ces échappées fondatrices, où se mêlent exaltation juvénile et mystique panthéiste, annoncent déjà la passion du peintre pour les motifs récurrents de sa maturité créatrice. Pour restituer l’univers intime du créateur, l’auteure puise abondamment dans la correspondance foisonnante de Cézanne avec ses proches. Elle en extrait des fragments significatifs, qu’elle agence habilement à sa propre prose pour nourrir son récit de touches autobiographiques. Cette palette de citations, bien choisies, donne chair et relief à des figures comme Zola, l’ami de toujours devenu rival public, ou Pissarro, le maître bienveillant qui sut reconnaître le génie de Cézanne avant tous les autres. Lafon excelle à brosser ces portraits en creux, sans jamais verser dans le descriptif appuyé ou le commentaire explicatif. Quelques traits physiques et moraux bien sentis suffisent à faire surgir ces compagnons de route du peintre, dont l’amitié ou la trahison ont durablement marqué sa trajectoire intérieure.
Sans disserter ni théoriser abstraitement sur le sens de l’acte créateur, Marie-Hélène Lafon parvient à donner chair à l’expérience concrète du faire artistique. Elle décrit avec minutie la quête obsessionnelle de Cézanne, captant dans une langue dense et charnelle son dialogue fiévreux avec la matière picturale. On suit le peintre pas à pas dans son face-à-face avec le paysage, on perçoit presque physiquement ses tensions musculaires et nerveuses devant le motif qu’il transcende par touches successives. La sensation l’emporte sur l’anecdote, l’auteure cherche moins à raconter qu’à transmettre une émotion, un climat intérieur propice à l’acte de création.

Le dialogue exigeant de Cézanne avec le vivant

Ce même souci du rendu sensoriel habite les descriptions des lieux chers à Cézanne, de Paris à l’Estaque en passant par le Jas de Bouffan. Marcottes, pinceaux et toiles s’animent sous la plume de Marie-Hélène Lafon, qui réussit à faire percevoir la vibration encore présente dans les ateliers qu’il investit tour à tour. L’acuité de son regard fait merveille dans les pages consacrées à la magie de lumière de certains tableaux cézanniens, du vertige des ciels provençaux aux rouges puissamment incarnés de natures mortes telluriques. Sans lourdeur descriptive, elle restitue ce qui constitue l’essence de l’art de Cézanne, un dialogue exigeant et sensuel avec le vivant.
Tout en demeurant au plus près de la sensation brute, le texte gagne peu à peu en épaisseur symbolique et résonance universelle. Au-delà du cas Cézanne, Marie-Hélène Lafon cherche à saisir l’élan créateur dans ce qu’il a de plus mystérieux et nécessaire. Dans un style concis, elle dit l’intuition fulgurante qui préside à la genèse des formes et des couleurs sous le pinceau de l’artiste. Sans verser dans la grandiloquence, elle parvient à dire le frémissement sacré qui le rend humain lorsqu’il touche à l’essence. Le portrait intimiste se double ainsi d’une réflexion de portée plus générale sur la part d’invisible qui travaille l’homme de l’intérieur.
À travers le récit de cette quête artistique hors du commun, l’auteure signe aussi un habile exercice d’admiration critique. Sans dissimuler les aspérités du caractère de Cézanne, elle sait honorer ce qui fait la noblesse de son abnégation créatrice. L’homme qui transparaît dans ces pages n’est ni glorifié ni rabaissé, mais restitué dans sa complexité contradictoire. Loin de l’image d’Épinal du génie incompris, l’auteure montre aussi les privilèges dont Cézanne a pu jouir, même aux heures les plus sombres. Son style incisif, où percent parfois ironie ou agacement, préserve le récit de toute dérive hagiographique.

On sort de la lecture de cet opus court mais dense, porté par un souffle lyrico-méditatif très prenant. Sans posture, Marie-Hélène Lafon réussit à transmettre ce qui fit la grandeur de Cézanne : une exigence absolue dans la quête humble du beau, un sens tragique de l’existence transmué en vision puissamment affirmée. Elle signe moins un récit de vie qu’une ode vibrante à la peinture, un appel à revenir à l’essentiel de l’expérience picturale. Par sa plume inspirée, le mythe Cézanne redevient une aventure humaine bouleversante, faite de chair et de douleur créatrice. Un bel exercice de style et de concision qui donne envie de redécouvrir l’œuvre de Cézanne par le prisme d’une grande sensibilité littéraire.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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