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Dima Dayoub, Ruba Kasmo and Anne Mollenhauer, A Culture of Building : Courtyard Houses in the Old City of Aleppo, Al Ayn, Beyrouth,2023, 2 vol. (303 p.+ 287 p.), 55 €.

Préserver la mémoire de l’héritage architectural d’Alep, pour mieux reconstruire : tel est le dessein de ce guide de l’habitat traditionnel alépin. S’adressant au novice autant qu’au spécialiste, ces deux volumes retracent l’histoire des maisons à cour, recensent leur typologie ainsi que les savoir-faire de leurs bâtisseurs. Rendant hommage à ceux qui travaillèrent la pierre, le verre, le bois et le métal, ce manuel constitue une ressource inestimable en vue de la restauration future d’une cité meurtrie.

Documenter les pratiques passées, pour mieux reconstruire

I, p. 149 ‘Īwān dans une maison de Judayda (©Friedrich Sarre 1917).

Que devient une cité millénaire après le désastre de la guerre, après la destruction ? Comment restaurer ce qui a disparu? Comment reconstruire lorsque les collections d’éléments matériels sont dispersées ? De ce questionnement est née l’idée de ce livre. Son préfacier, Stefan Weber, est l’actuel directeur du Musée d’art islamique de Berlin. Il relate le lancement en 2013 du Syrian Heritage Archive Project par le musée berlinois afin d’archiver numériquement le patrimoine matériel et immatériel syrien. Dix ans plus tard, la publication de cet ouvrage vient souligner une décennie d’efforts et offre un aperçu du travail accompli.   
Au fil des pages, nous sommes conduits à Alep, grande ville de la Syrie septentrionale. L’histoire de son peuplement, longue de 4500 ans, fait d’elle la plus ancienne cité continuellement habitée en ce monde. L’imposante citadelle de pierre qui surplombe la ville semblait être le gage de son immuabilité. Pourtant, depuis 2011, Alep a été en proie à la violence et à d’importantes destructions. En février 2023, un important séisme a approfondi ses fissures et épaissi son manteau de poussière.
Ce guide interdisciplinaire constitue un travail de documentation, un effort pour fixer la mémoire des pierres et des gestes, afin de mieux restaurer. Il vise à donner une lecture du tissu résidentiel de la vieille ville d’Alep, tissu vivant mais peu étudié. L’ouvrage est le fruit d’un effort de collaboration scientifique entre plusieurs chercheurs et praticiens au sein de disciplines variées, incluant la géographie, l’histoire de l’art, l’architecture, l’archéologie, l’ingénierie structurelle, l’architecture du paysage, la taille de pierre et la charpenterie. Pour les trois directrices de l’ouvrage, Dima Dayoub, Ruba Kasmo et Anne Mollenhauer, il s’agit de préserver l’expertise accumulée et les connaissances héritées de la pratique passée et de partager ces ressources afin qu’elles bénéficient aux travaux de restauration actuels et futurs.
Largement informative, cette étude s’attache à étudier les maisons à cour de la vieille ville d’Alep. Elle se fonde sur une documentation unique et se propose de mettre à disposition l’expérience de première main d’experts reconnus, tels Jean-Claude David, Thierry Grandin, Giulia Annalinda Neglia, Rami Alafandi, Anne Mollenhauer, Mohammad Nabhan, Yaser Mahmalat et Mohammad Ismail Ahmad.
Véritable guide des pratiques architecturales passées, ce livre constitue une ressource inappréciable dans le cadre des efforts de reconstruction.

Histoire et typo-morphologie des maisons à cour

I, p. 251.Maison Hammadh (© Knost 2006)

Cet ouvrage au graphisme épuré, clairement structuré, comporte une abondante documentation, ponctuée de   plans, croquis et clichés. Édité avec soin, rédigé en langue anglaise, il est composé de 2 volumes. Le premier, “Design”, comporte les chapitres 1 et 2. Le second, “Construction”, comporte le chapitre 3.
Le chapitre 1 s’ouvre sur un aperçu chronologique du développement de l’architecture résidentielle d’Alep. Jean-Claude David y retrace l’évolution de l’architecture des quartiers résidentiels d’Alep durant six périodes historiques. Le géographe urbaniste remonte aux origines de la cité et se demande s’il est possible de déceler une certaine continuité urbaine. Il retrace le début de la typologie de l’architecture résidentielle d’Alep à travers un examen des différentes catégories de maisons et de palais, d’espaces domestiques et d’architecture de service, qu’il traite comme hérités de modèles architecturaux anciens. Par ailleurs, le chercheur s’interroge sur l’intention qui préside à l’acte de restaurer, et sur la légitimité de ce dernier :

La restauration n’est-elle pas aussi une forme de destruction? Laisser un monument vieillir et passer par l’état de ruine, n’est-ce pas respecter le vieillissement qui assure la plus grande authenticité à l’édifice ? Jean-Claude David (tr. I, p. 19)

Le chapitre 2 présente la morphologie des quartiers résidentiels et les différents types d’habitat. Il offre une compréhension générale de la typologie des maisons à cour traditionnelles. En analysant des exemples concrets des maisons de la vielle ville des quartiers nord, Giulia Annalinda Neglia explore les éléments d’un cluster résidentiel urbain, les différents types et tailles de maisons, elle analyse les différents éléments que comprend une  maison isolée et les caractéristiques les plus courantes des élévations des cours et des décorations. Ce chapitre étudie notamment les capteurs de vent et autres systèmes de convection, les systèmes d’eau, les différentes pièces de la maison, la cour, le jardin, les escaliers, les parties sous-terraines, les terrasses, les galeries ou loggis, les boiseries, les décorations et la façade sur rue. Ce chapitre est enrichi par des apports de Jean-Claude David qui écrit :

Il est difficile de faire une lecture globale de la ville en termes de rues et de maisons. L’absence d’un plan d’urbanisme topographique précis avant le début du XIXe siècle accentue les difficultés : aucune rue historique héritée n’offre de perspective sur une longueur supérieure à quelques dizaines de mètres. Le regard pénètre rarement au-delà de quelques mètres avant qu’un virage ou une courbe n'intervienne. (tr. I, p. 78 )

Il évoque la difficulté, pour un étranger, de s’orienter dans ce labyrinthe :

Avec une ligne de vue aussi limitée, ce n’est pas une esthétique de la linéarité et de la clarté, de l’hégémonie des rues monumentales, mais une esthétique de l’interruption, du changement de direction, faite de montées et de descentes. Les habitants, les usagers et les visiteurs apprécieront ou non le caractère pittoresque et inattendu de ce réseau. Jean-Claude David (tr. I. p. 81)

I p.108 Cour du caravansérail de Khan Bunduqiyya (Le caravansérail de Venise) © J.C. David 1988

Ce chapitre soutient une approche informative et s’appuie sur un corpus de manuscrits existants et sur des recherches sur l’histoire du développement urbain du vieil Alep et celle de l’architecture de ses maisons. En intégrant des connaissances à la fois pratiques et théoriques, les auteurs étudient de manière globale les différents aspects de l’architecture résidentielle d’Alep à travers l’observation, l’enquête, la comparaison et l’analyse approfondie des données historiques. La littérature produite par l’équipe de travail et les photographies sélectionnées proviennent de la base de données du Syrian Heritage Archive Project.

Fixer la mémoire des gestes, donner la parole aux praticiens

Le chapitre 3 est consacré aux techniques de construction, aux matériaux et techniques traditionnels. Il présente le savoir-faire local, les matériaux et les techniques de construction utilisés pour les maisons à cours (murs, ouvertures, toits et plafonds, caractéristiques architecturales, finitions notamment peinture sur bois) ainsi que les outils de construction des tailleurs de pierre, des maçons, des plâtriers ou des charpentiers.
En collectant et en analysant les informations sur le terrain et la littérature disponible, Thierry Grandin, en consultation avec des artisans et des ingénieurs alépins, Jean-Claude David et divers professionnels locaux tels Mohammad Nabhan, Yaser Mahmalat et Mohammad Ismail Ahmad fixent la mémoire de gestes et de techniques ancestraux. Un travail rendu possible grâce au concours de nombreux professionnels expérimentés, spécialisés dans un large éventail de disciplines, savantes ou non.
Le volume II se clôt sur un glossaire des termes d’architecture locale utilisés à Alep, en arabe littéraire, en dialecte alépin et en anglais.

Reconstruire sans détruire, restaurer sans défigurer

L’ouvrage documente, analyse, met à disposition des ressources, fait revivre les savoir-faire oubliés : ici la commémoration de l’histoire, la description des gestes et l’archivage des matériaux permettent de mieux se tourner vers l’avenir. Dans ce livre-guide, le ton n’est jamais au pathos : il est confiant, serein, philosophe parfois. On peut notamment y lire que les récentes destructions ont parfois donné une opportunité de documenter et d’analyser des éléments qui seraient sinon demeurés invisibles. Des brèches source d’enseignement. Alep, la brèche, l’éventrée, la transpercée, est une leçon à ciel ouvert. Reconstruire dans le respect d’une continuité historique et architecturale, reconstruire sans dévisager ni saccager, reconstruire avec fidélité, en s’attachant à l’étude de ses pierres et de leur histoire…Telle est l’intention de ces auteurs, qui, en signe de respect pour l’illustre cité, ont choisi d’adopter une seule et même posture : celle de l’écoute et de l’humilité.

Loggia, Maison Dalall, I, p. 127 (© Ruether, 1917)

Abréviations : tr. = nous traduisons

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Chroniqueuse : Florence Ollivry

PhD en sciences des religions
Université de Montréal

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