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Patrick Modiano, La danseuse, Gallimard, 05/10/2023, 1 vol. (95 p.), 16€

Peut-on vraiment chroniquer un roman de Patrick Modiano ? Une fois n’est pas coutume, qu’il soit permis à votre humble serviteur — chroniqueur, à l’heure de tenter le difficile exercice de vous parler du dernier roman de l’auteur nobélisé, de vous faire part de ses doutes. Doutes car de Modiano l’on a tout dit, qu’on le vénère ou qu’on l’abhorre, que l’on attende fébrilement son dernier opus ou qu’on l’accueille avec l’indifférence froide du peu convaincu.

Autant le dire d’emblée, je fais partie de la première catégorie et la subjectivité inhérente à toute chronique littéraire est, chez moi, renforcée dès lors qu’en écriture noire, le nom de Modiano barre la blanche couverture des romans Gallimard. Pareille à la petite tension heureuse qui précède l’ouverture du bonbon acidulé, adoré depuis l’enfance, est la sensation éprouvée à effeuiller un Modiano. Dans un roman de Patrick Modiano, on sait, par avance, ce que l’on va trouver : Paris d’abord, ville personnage dans laquelle nous allons déambuler dans les pas d’un auteur qui fait des noms de rues parisiennes les pieds de ses poèmes sans rimes. La mélancolie ensuite, sentiment magnifié très au-dessus d’une nostalgie triste et revancharde. Des personnages en ombre chinoise enfin, tous plus ou moins reconnaissables car, de son enfance clandestine qu’il a maintes fois racontée par bribes, Modiano a gardé le goût du secret, des milieux interlopes où le nom que l’on prétend porter, l’adresse à laquelle l’on prétend vivre ne sont que des trompe-l’œil formidablement romanesques.

La danseuse reprend tous les codes modianesques et une nouvelle fois la magie opère : il suffit d’une rencontre au présent, en début de roman, pour que le narrateur soit propulsé au pays de ses souvenirs. Dans ce paysage flou, émerge la silhouette gracile d’une danseuse classique qui n’aura ni nom ni prénom. D’elle, nous saurons qu’elle répète dans un studio, avec un professeur sévère, qu’elle épuise son corps pour atteindre cette légèreté qui permet l’envol dansé, qu’elle se produit le soir dans des ballets prestigieux et vit dans des appartements prêtés par un protecteur. Elle est mère aussi, d’un petit garçon prénommé Pierre dont le père s’est évaporé. Elle vit quelques histoires d’amour fugaces et entretient avec le narrateur une relation dont on ne saurait dire si elle s’arrête ou franchit les frontières ténues entre amitié et amour. Elle vit entourée d’une multitude de personnages portant des noms propres (sans doute une nouvelle fois choisis sur annuaire pour leur sonorité), personnages dont la face sombre intéresse bien plus l’auteur que la face éclairée.

Comme souvent avec Modiano, l’intérêt réside moins dans l’histoire racontée que dans l’atmosphère qui s’en dégage et les thèmes récurrents que l’on y retrouve. L’auteur fait ici le parallèle entre la danse et la littérature, les liant par la discipline drastique que chacune exige, la danseuse travaillant des heures à casser son coude pour délier son geste tandis que, sur le métier, l’auteur remet cent fois son ouvrage afin d’atteindre l’épure qui, l’air de rien, touche le lecteur au cœur.
Le temps qui passe, la place envahissante que prennent les souvenirs surnuméraires à l’automne des vies, la façon diffuse qu’ils ont de s’inviter jusqu’à faire se confondre passé et présent, rêves et réalité, sont au cœur de « La danseuse ». Bien entendu, les souvenirs sont ici inscrits au pavé des rues parisiennes, au marbre des monuments, le tout scandé avec la pudeur, la retenue, le style inimitable de Modiano qui lui fait par exemple écrire :

Et je finissais par me persuader que c’était nous, car les mêmes situations, les mêmes pas, les mêmes gestes se répètent à travers le temps. Et ils ne sont pas perdus, mais inscrits pour l’éternité sur les trottoirs, les murs et les halls de gare de cette ville. L’éternel retour du même.

Au fond, c’est sans doute cela un roman de Modiano, une étoile dont la lumière, venue de loin, est longue à nous parvenir mais nimbe nos vies d’une bienveillante atmosphère, un “éternel retour du même” qui nous transporte et nous rassure.

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Chroniqueur : Alain Llense

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