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Marina Tsvetaeva, Poèmes de maturité (1921-1941) – Coffret bilingue, Traduit du russe par Véronique Lossky, Éditions des Syrtes, 21/02/2025, 1038 pages, 28,00€

À travers ce coffret de maturité, la voix de Marina Tsvetaeva traverse le temps pour nous rencontrer. Dans chaque poème, elle nous tend une part de son âme, offrande brûlante déposée sur l’autel du siècle. Et nous, lecteurs d’aujourd’hui, recueillons cette flamme pour éclairer notre nuit.

Le chant de l’exil et de la douleur

Un souffle glacé balaie Moscou en 1920. La faim rôde dans les rues grises et le ciel de cendre, arrachant à Marina Tsvetaeva ce qu’aucune mère ne devrait perdre. Il n’existe pas de mot pour une mère qui survit à son enfant – et pourtant Marina doit survivre à la petite Irina, emportée par la famine. Cette blessure sans nom, creusée dans l’âme par l’absence, devient source de poésie. De ce deuil muet, de l’exil qui suivra, de l’amour ardent et impossible noué à distance dans d’enflammées correspondances, naissent les Poèmes de maturité. La poétesse quitte sa patrie en 1922, le cœur en exil autant que le corps, et sur le chemin de Berlin à Paris elle emporte sa flamme intérieure. Ses vers porteront désormais le poids de son monde brisé et l’espoir tremblant de le recomposer par la parole.

Elle écrit comme on jette une bouteille à la mer, avec l’urgence de qui aime et souffre tout à la fois. L’exil est son quotidien : dix-sept années loin de la Russie, à étreindre des absents. Son mari est loin, son pays est perdu, mais Marina tisse des liens de papier. À Prague et Paris, ses lettres franchissent les frontières – vives, passionnées, adressées aux esprits fraternels de Boris Pasternak et Rainer Maria Rilke (été 1926). Loin des yeux, ces amis de l’âme deviennent refuges et miroirs. Dans l’ombre de l’absence, la poétesse forge une amitié à trois voix qui transcende la distance et le temps. Le verbe épistolaire est sa consolation : chaque lettre, chaque poème est un fil tendu sur l’abîme de la solitude. De ce vide peuplé de fantômes, Marina Tsvetaeva fait jaillir un chant. Sa poésie de maturité s’élève comme une prière laïque, une tentative d’étreindre l’absolu quand le monde tangible se dérobe.

La flamme poétique comme offrande

Les années passent, cruelles et lumineuses à la fois, et Marina Tsvetaeva poursuit son dialogue avec l’éternel. Ses Poèmes de maturité (1921-1941), rassemblés aujourd’hui en édition de poche au sein d’un second coffret bilingue des éditions des Syrtes, sont traversés d’images de feu et d’abîme, d’amour et de mort. On y entend le cœur d’une femme en exil qui interroge Dieu sans jamais cesser de le chercher. Les thèmes familiers de son œuvre – l’amour absolu, la mort omniprésente, la poésie salvatrice – y résonnent plus profonds encore, portés par l’expérience vive de l’exil. Attachée à sa patrie perdue et emportée par l’élan de ses rencontres spirituelles, Marina trouve la force de supporter l’arrachement et la déception. Ses vers, telle une braise sous la cendre, gardent la chaleur de son espoir. À Berlin, elle publie Le Métier, poème-charnière en forme de dialogue avec le lecteur, où la solitude devient symphonie. À Paris, elle compose Après la Russie, hymne crépusculaire qui dresse le bilan d’une jeunesse ardente et de ses illusions dispersées. À chaque page, la question du sens – sens de la vie, sens de la vocation du poète – affleure comme un leitmotiv secret.

Lire aujourd’hui ces poèmes écrits dans le tumulte du siècle dernier, c’est entendre une voix intacte dans le fracas du temps. La voix de Marina Tsvetaeva brûle d’une ferveur mystique : elle parle d’absolu dans un monde relatif, d’éternité au cœur de l’éphémère. Même revenue en 1939 sur sa terre natale – terre désormais étrangère et glacée sous la terreur stalinienne – Marina ne trahira pas son chant intérieur. Jusque dans les derniers poèmes, alors que l’étau du désespoir se resserre, elle demeure “toujours amoureuse et toujours extrême dans son aspiration vers l’absolu et la transcendance”, comme si chaque vers pouvait conjurer la nuit qui l’entoure. En août 1941, la poétesse se tait de son dernier silence – un fil de vie rompu dans une isba isolée d’Elabouga. Mais sa parole, elle, ne s’éteint pas : elle continue de résonner, au-delà de sa mort tragique, à travers le silence du siècle.

Ce coffret nouvellement paru est une offrande spirituelle et existentielle à notre époque. Dans un monde bruyant, saturé de fureur et de vacarme, la voix de Marina Tsvetaeva nous arrive comme une musique lointaine et nécessaire. On ouvre ces deux volumes comme on entrouvre une porte sur l’âme d’un être d’exception. On y trouve une flamme vacillante mais tenace, un verbe ciselé par l’absence et la foi en la poésie. Après le premier coffret Poèmes de Russie (1912-1920), publié en 2023, les éditions des Syrtes offrent à nos mains ce qui longtemps fut épars ou réservé à quelques initiés : l’intégralité de la lyrique d’exil d’une des plus grandes poétesses du XXᵉ siècle. C’est un trésor arraché à l’oubli, un dialogue renoué entre Marina et nous. La parole de Marina Tsvetaeva, longtemps étouffée par l’Histoire, s’élève désormais claire et vivante, et son écho vient habiter notre présent.

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