Mathias Enard, Déserter, Actes Sud, 23/08/2023,1 vol. (253 p.), 21,80€
Déserter. Un titre bref et dynamique pour une intrigue complexe. Le dernier livre de Mathias Enard dévide deux intrigues parallèles, qui ne se rejoignent jamais, mais traitent du thème de la guerre.
Une construction fondée sur le dédoublement
La complexité du roman réside dans sa construction, qui se réfère à des époques différentes. Le premier récit met en scène un déserteur, d’apparence misérable, qui en cherchant à échapper à ses poursuivants, croise la route d’une jeune femme et de son âne. Le second évoque un colloque de mathématiques, qui se déroule en 2001 sur un petit paquebot fluvial, le Beethoven. Ce colloque rend hommage à un mathématicien célèbre, Paul Heudeber, communiste convaincu, amoureux de Maja, et permet à certains personnages d’évoquer les douloureux souvenirs de la guerre. Paul est mort, mais Maja, qui lui a survécu, participe au colloque.
Un autre élément de complexité jaillit de la multiplicité des instances d’énonciation, et des points de vue. L’auteur passe de la 3e personne, qui ouvre le roman et se focalise sur le déserteur, à la 2e, lorsque ce dernier soliloque après avoir prié :
Tu connais la région / tu es chez toi ici / personne n’aidera un déserteur / tu atteindras demain la maison dans la montagne.
Cet artifice, en lien avec la disposition typographique particulière, qui marque le passage de l’adresse à l’ange au retour sur soi, permet au lecteur d’accéder à l’intériorité du protagoniste, à se focaliser d’abord sur lui. Dès l’ouverture du roman, l’accent est mis sur sa souffrance, tant physique que morale. Pour susciter l’empathie, mais aussi une forme de répulsion, l’auteur met l’accent sur les détails prégnants, les doigts semblables à des « brandillons secs« , les ongles noirs, les orteils terreux tels « de gros vers maculés qui rampent« , et les métaphores qui déshumanisent. Ces observations renvoient à des connotations morales. L’odeur pestilentielle du héros est aussi celle de la traîtrise. « La trahison commence par le corps« , si bien que le personnage constate « tu es bien loin de la pureté, seul sous le ciel à lorgner les comètes« .
Mais le livre a aussi recours à l’emploi de la première personne, en ce qui concerne les deux intrigues, en jouant sur ses différents registres stylistiques : lettres de Paul à Maja, datées de 1961, année de la construction du Mur, poème d’amour de Paul (1939), extrait (en italiques) des Conjectures de Buchenwald, où il évoque une autre femme que Maja, Emmy Noether, récit de la fille de Paul et de Maja, mathématicienne présente elle aussi au colloque (mais elle repasse quelquefois à la 3e personne), renforcent l’éclatement de la narration, prise en charge par plusieurs de ses acteurs, vivant à des époques différentes.
L’horreur de la guerre
met l’accent sur un point commun, les ravages de la guerre. S’il ne donne pas toujours de précision sur les causes, Mathias Enard met en scène des figures souffrantes, voire misérables. Les seules rencontres faites par le déserteur sont cet âne, un pauvre animal borgne et épuisé, silhouette aux contours lumineux sur la couverture d’un bleu de nuit américaine du livre, qui fait songer au héros de Robert Bresson, dans Au hasard Balthazar, ou à Eo, l’âne du film éponyme de Jerzy Skolimovski, et sa maîtresse fraîchement tondue, hantée par une peur terrible. Tous deux ont subi une mutilation. Le roman les fait se rejoindre dans une misère commune.
L’âne a claudiqué, puis est retombé sur le flanc dans la dévastation, les débris de bois toujours fumants malgré la pluie, les feuilles du chêne poisseuses de sang contre la femme évanouie — sa robe déchirée par l’éclair, la peau blanche noircie, rougie, la bouche entrouverte.
La jeune femme et le déserteur partagent la douleur de la souillure et de la honte, motif récurrent dans le récit. Il y a aussi trois soldats, bien décidés à la violer. Paul, de son côté, a connu l’horreur des camps, la saleté et la laideur. Gurs, avec des Espagnols exilés, Buchenwald, qu’il refuse obstinément de nommer, lui préférant une périphrase : « sur l’Ettersberg« , nom de la colline où se promenait Goethe longtemps avant l’installation du camp, comme pour conjurer l’horreur par la poésie. À la fin de la guerre, Paul choisit de rester en Allemagne de l’Est, séparé de Maja.
Mais le livre évoque aussi, par la voix de la narratrice, des conflits plus récents, les attentats du 11 septembre, la guerre de Bosnie, la guerre en Ukraine, comme s’il s’agissait d’un éternel recommencement. Une mathématicienne de l’ex-Yougoslavie exprime sa peur du terrorisme venu du Pakistan ou de l’Afghanistan.
La beauté des mathématiques
Dans ce monde incertain et tragique, les figures de Goethe et de Schiller ne constituent pas les seules références à la poésie. Comme Paul, Omar Khayyam, auquel la narratrice a consacré sa thèse, était mathématicien et poète. La beauté des mathématiques représente dans Déserter une voie d’accès privilégiée à la poésie. De même, l’Iranienne Maryam Mizarkhani, première femme à avoir reçu la médaille Fields, rêvait enfant d’être écrivain. Ce que note la narratrice :
L’algèbre d’Omar Khayyam, c’est-à-dire la maqâla al-jabr wa al-muqâbala était une source quotidienne d’émerveillement. L’utilisation des coniques pour résoudre les équations de degré trois, soit » l’équivalence d’un cube avec des carrés, des côtés et des nombres », tel que l’écrit Khayyam, me paraissait valoir tous les soleils du Caire.
La fascination pour l’Orient et ses mathématiciens, dans un roman qui se déroule en partie en Allemagne, en partie en Provence, pour l’essentiel, tient à cette assimilation entre mathématiques et poésie. Le choix des termes dans leur langue originelle contribue à l’émerveillement poétique, en renvoyant à un langage incantatoire et mystérieux. Algèbre redevient al-jabr, dans une tentative semblable à celle des poètes renvoyant à l’origine des mots. Mais la poésie surgit aussi, dans l’histoire du déserteur, de la disposition des mots rappelant celle des vers libres.
tu te revois allongé tout pareil, garçon contre son père / ses cheveux noirs / contre tes cheveux noirs sur le banc de pierre de la masure / la guerre n’était qu’un monstre lointain et étranger alors.
Car la poésie, c’est aussi l’enfance et l’émerveillement d’un monde pur et neuf, sorte de paradis perdu. Dans ce très beau livre, écrit de manière saisissante, l’auteur confronte le lecteur à la violence, à la médiocrité, au mal. Si certains de ces personnages revêtent parfois une dimension victimaire, d’autres se détachent par leur capacité à résister. La beauté de l’écriture face au caractère insoutenable de l’horreur, comme la perfection mathématique opposée à sa dimension indicible.
Un univers à la fois sombre et lumineux, lyrique, tourmenté et sublime. Des héros ambigus, parfois aussi détestables qu’attachants. Un magnifique texte, qui ne saurait laisser le lecteur indifférent.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
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