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Yamina Benahmed Daho, La source des fantômes, Gallimard, 24/08/2023, 1 vol. 18€

La source des fantômes nous fait accéder au quotidien d’une enfance populaire dans la France des années 1980-90. Conjuguant les émotions et les questions avec beaucoup de justesse, Yamina Benahmed Daho décrit l’univers familial et social dans lequel elle a grandi. L’enfance populaire qu’elle met en mots à pour cadre un lotissement d’une petite ville de Vendée sorti de terre à la fin des Trente Glorieuses et affrontant les effets négatifs de la désindustrialisation des campagnes au cours de la décennie 1990. Cette enfance populaire, c’est notamment celle d’une fille dont les parents Harkis ne livrent que des bribes sur leur vie d’avant. Au fil du récit, nous comprenons que les fantômes de la guerre d’Algérie ont poursuivi son père jusque dans l’exil en France et qu’ils ont accompagné la narratrice enfant et au-delà.

Le lotissement terrain de jeux

Les enfants et adolescents des neuf familles habitant le lotissement sont très souvent en dehors de leurs logements respectifs. Tous scolarisés dans un lycée professionnel, les adolescents s’affairent autour de leurs mobylettes, flirtent ou, inquiets, discutent d’un avenir professionnel qui, ils le pressentent, ne leur permettra pas d’avoir la sécurité de vie de leurs parents. À condition d’être en règle avec le travail scolaire et de respecter les heures de repas, les enfants s’adonnent aux jeux en extérieur en toute liberté. Comme le note finement la narratrice, “au cours des années 80, aucun parent n’interdit à ses enfants de jouer dehors”.
En compagnie de ses petits voisins, Sophie, Loïc et Arnaud, Yamina Benahmed Daho aime s’investir, avec des moyens mis à disposition par leur environnement naturel (du sable, de l’eau, un morceau de bois, des cailloux…) dans la construction de circuits automobiles qui s’avèrent “toujours très élaborés”. Les enfants craignent souvent que leurs créations ludiques soient détruites par les adolescents, qui ne peuvent s’empêcher de manifester leur pouvoir sur les plus jeunes et aussi, peut-être, leur ressentiment vis-à-vis d’une innocence perdue. Quand la menace se profile, les enfants entourent leurs créations en se tenant la main pour la protéger !
S’ajoutant à la crainte commune aux enfants du lotissement de voir leurs créations saccagées, une préoccupation personnelle transmise silencieusement par son père tenaillait Yamina Benahmed Daho : “ce qui est détruit ne se reconstruit jamais totalement à l’identique”. Elle se demandait toujours si elle aurait les forces nécessaires à la réfection de leurs créations comme son père les avait eues pour bâtir sa vie dans un lotissement de Vendée, après avoir dû abandonner son village d’Algérie.

Le lotissement : des Trente glorieuses à la crise

Alors qu’à la fin des années 1970 une fabrique de roulements s’impose comme “une oasis dans le désert rural du sud de la Vendée” et que, par ailleurs, l’État encourage les ménages des classes populaires à opter pour l’achat de leur résidence principale, les neuf familles du lotissement y acquièrent donc leur maison avec le statut valorisant de primo-accédants à la propriété. Celles-ci étant livrées non finies, les couples vont consacrer, « avec une étonnante constance », plus d’une dizaine d’années à les terminer : pose de tapisseries, installation d’une cuisine incorporée, montage de murets à la place des grillages mitoyens, semaison de gazon…
Relativement faste économiquement et socialement, cette période consacrée à l’édification enjouée de son chez-soi circonscrit une communauté de projet et d’entraide au sein du lotissement qui, probablement, étouffait dans l’œuf les velléités d’ostracisme à destination de la famille de la narratrice, seule originaire du Maghreb.
Au fil des années 1990, la garantie aux salariés d’une vie suffisamment sécurisée permise par la bonne santé financière de la fabrique de roulements se fissure. Dans le lotissement comme partout dans la région, la menace de perdre son emploi s’installe dans tous les esprits. Il s’agit d’abord d’une peur diffuse entretenue par la direction de l’entreprise qui, délibérément, n’informe pas sur son avenir. Puis la sombre réalité est brutalement justifiée comme “nécessaire” par cette dernière après avoir un temps habilement usé d’artifices de langage tels que “plan de sauvegarde des emplois” et “protection des salariés”. La grève menée par les salariés avec le soutien des autorités municipales et départementales de gauche et de droite n’empêcha finalement pas la fabrique de fermer définitivement au début de la décennie 2000.
Presque adolescente, à l’instar de ses camarades de jeu, Yamina Benahmed Daho perçoit l’angoisse qui gagne les familles du lotissement dont le père travaille à la fabrique depuis des années de même que celle des jeunes adultes déjà chômeurs qui voient leur chance de trouver un emploi sur place encore plus réduites. L’ambiance joyeuse, presque insouciante, qui régnait jusque-là au sein du petit voisinage devient davantage pesante, voire soupçonneuse… Le temps passé ensemble rétrécit nettement, limitant d’autant la possibilité de faire groupe solidairement.
C’est dans ce contexte économique et social très fragilisé que Yamina Benahmed Daho prend conscience qu’elle n’est pas uniquement “d’ici”, qu’elle porte en elle un “de là-bas” que, certes avec plus ou moins de délicatesse, désormais on lui rappelle, mais aussi qu’elle tient à s’approprier. Voir sur les boîtes aux lettres du lotissement son patronyme parmi des noms très vendéens ne peut plus être juste “amusant”.

La quête d’être aussi "de là-bas"

L’appropriation de la part du “de là-bas” qui fait ce qu’est Yamina Benahmed Daho s’avère une démarche difficile. Alors que les versions institutionnelles de la guerre d’Algérie – décisive dans la destinée de son père et de sa mère – mobilisent une sémantique déniant la réalité (“entreprise de pacification” à la place de “guerre”, “interrogatoires poussés” pour “torture”…), elle bute contre “les silences et les récits percés de ses parents”.
Enfouis sous les dits mensongers de la France, les non-dits parentaux ne peuvent générer chez les descendants que des questionnements source d’angoisse et de souffrance mais aussi une attention à tout ce qui peut les approcher de ce “de là-bas” duquel ils sont soustraits mais qui, ils le savent intimement, leur est indispensable pour se construire. Par exemple, l’angoisse et la souffrance de la narratrice se nourrissent de savoir que son père, empêché de dormir par le poids de l’obligation impérieuse de quitter “là-bas” à laquelle il avait dû se résoudre, arpente chaque nuit sa maison “d’ici”, livré à une infinie solitude.
L’attention pour ce qui parvient à les relier à leur “de là-bas” ressort souvent de la tristesse. C’est le cas notamment quand le père de Yamina Benahmed Daho lui demande d’accompagner son chant en arabe avec le tambourin à clochettes (“toi, tu fais le bendir”). Alors, elle “n’écoute plus que sa nostalgie, cette émotion pathologique qui raconte la douleur de ne pas pouvoir retrouver son foyer”. Néanmoins, il arrive que cette attention soit heureuse et jouissive. Yamina Benahmed Daho l’expérimente ainsi au regard de la façon dont sa mère fait usage de la langue, métissant les mots et les grammaires respectives du français et de l’arabe. Que le “de là-bas” de la mère produise “ici” une langue “empirique et métaphorique, simple et précise, boiteuse et rythmée” rend la fille heureuse et fière d’être indissolublement de “là-bas” et “d’ici”.
Profondément ancré dans notre histoire et notre société contemporaines, La source des fantômes est un récit lumineux sur la quête et la conquête d’une identité forcément plurielle. Avec sensibilité et intelligence, Yamina Benahmed Daho interroge ce qui s’est joué pour la destinée de son père – et donc pour celles de sa femme et de ses enfants – le jour où, comme tant d’autres, il a porté l’uniforme de l’armée française, non pas par idéologie, mais dans l’urgence de se sortir de la pauvreté liée à la guerre et / ou de protéger ses proches des exactions perpétrées par celle-ci.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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