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Fanny Gallot, Mobilisées ! : une histoire féministe des contestations populaires, Le Seuil, 01/03/2024,1 vol. (283 p.), 22,50€

Fanny Gallot, Mobilisées ! : une histoire féministe des contestations populaires

Recherche en histoire contemporaine, Mobilisées ! Une histoire féministe des contestations populaires est l’aboutissement d’un important travail de recueil et d’examen de témoignages issus de biographies militantes, de propos tenus lors de réunions et de congrès associatifs et syndicaux de même que d’articles de la presse spécialisée et généraliste publiés à l’occasion de luttes et de grèves dans lesquelles les femmes ont été partie prenante, en France, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cet ensemble documentaire s’articule très pertinemment aux travaux d’historiens, de sociologues, de politologues et de philosophes consultés par l’autrice pour construire son propos.
L’ouvrage développe de façon très argumentée une thèse particulièrement intéressante qui contribue à sortir de l’oubli les mobilisations des femmes appartenant aux classes populaires où, quasi systématiquement, elles sont toujours tombées depuis le 18e siècle. En effet, Fanny Gallot soutient que pour véritablement saisir le sens et les enjeux de l’implication des femmes dans les mouvements sociaux, il convient d’user de la catégorie analytique de « travail reproductif » forgée, dans la décennie 1970, notamment par les sociologues Mariarosa Dalla Costa et Christine Delphy ; une catégorie “émancipée de la dichotomie travail / productif / travail improductif définie autour de la seule valeur économique” que ce soit par les théoriciens de l’économie politique classique ou par les penseurs marxistes.
Ici, il paraît donc opportun, au regard des grandes phases socio-économiques, politiques et culturelles de la société française depuis 1945, d’une part, de souligner ce qu’apporte la catégorie analytique de “travail reproductif” à l’analyse des mobilisations de femmes lors des contestations populaires et, d’autre part, de se demander en quoi, la reconnaissance du “travail reproductif” peut permettre de renouveler notre regard sur la réalité sociale.

Le "travail reproductif" : une catégorie analytique à promouvoir

Théorisée aux 18e et 19e siècles en Europe occidentale et en Amérique du Nord, la distinction / hiérarchisation entre travail productif et travail improductif a fortement structuré notre manière de penser le travail en général et celui des femmes en particulier.
Le travail productif s’est imposé comme celui générant de la valeur échangeable sur les marchés. Exclusivement évalué à l’aune de sa valeur d’échange, le travail productif a, de fait, circonscrit un lieu masculin de qualification et de conscience revendicative. En contrepoint, le travail improductif a désigné “toutes les activités – non rémunérées et rémunérées – liées à la reproduction domestique et intergénérationnelle de la vie” considérées comme n’exigeant aucunes compétences professionnelles. Le travail improductif a d’emblée délimité un lieu féminin de non-qualification ; un lieu dévolu à des activités dites “naturelles”.
Toutefois, influencé par les luttes féministes des décennies 1960 et 1970, l’opposition normative entre travail productif et travail improductif a commencé à se fissurer. Par exemple, l’historienne Danièle Kergoat a rappelé que le travail domestique, réputé improductif – est absolument “nécessaire pour développer et maintenir la force de travail” au sein du salariat.
Petit à petit, la catégorie analytique de « travail reproductif » tend à se substituer à celle de travail improductif. Elle permet de dire le “continuum entre travail domestique et travail salarié dévalorisé, l’un et l’autre très largement réalisés par des femmes”. Elle met en lumière la variété des domaines où ce travail se déploie (activités matérielles, éducatives et émotionnelles) et amène à envisager sérieusement la valeur d’usage du travail, assez systématiquement reléguée loin derrière sa valeur d’échange.
De ce point de vue et à juste titre, Fanny Gallot se demande ce qu’il adviendrait si le travail reproductif très largement féminin, rémunéré ou non, s’interrompait ? À n’en pas douter, la société serait totalement paralysée, privée des valeurs d’usage, à la fois vitales et réconfortantes individuellement et collectivement, dont il est pourvoyeur.

Le "travail reproductif" depuis 1945 : une lente reconnaissance

Si, pour partie, la catégorie de travail reproductif a contribué à affaiblir celle de travail improductif, en revanche, cette dernière demeure confrontée à la difficulté de remettre pleinement en cause la prééminence persistante du travail productif, de ses travailleurs masculins et de ses modalités de mobilisation dans nos sociétés capitalistes.
De 1954 à 1965, dans un contexte de reconstruction et de modernisation de la France, les organisations familiales, communistes, catholiques et professionnelles ont continué d’envisager les femmes des classes populaires en tant que ménagères, que femmes au foyer à protéger au moyen de prestations sociales. Et, si l’exode rural et l’accroissement du salariat féminin, valorisent alors la demande de “conciliation” entre l’activité professionnelle et l’activité domestique de ces femmes, cette dernière reste cependant très largement conçue comme “naturelle” pour celles-ci.
Les nombreuses femmes impliquées dans “l’effervescence des années 1968″ ont poussé les cadres syndicaux à raisonner, non plus seulement en termes d’augmentation de salaires, mais en réclamant une redistribution du revenu national en faveur par exemple de la construction sur tout le territoire d’équipements sociaux et citoyens de même que la reconnaissance “de la professionnalité de certains métiers, jusque-là dévalorisés par une naturalisation du travail domestique” qui ainsi commence à être remise en cause.
Au cours des décennies 1980 et 1990, la montée du chômage et du travail précaire – notamment le temps partiel non choisi – s’accompagne d’un reflux significatif des mouvements sociaux et tend à marginaliser la réflexion et les revendications relatives au travail reproductif, Mais cela n’empêche toutefois pas que celles-ci opèrent pour introduire la mixité dans les structures syndicales et dans le renouvellement des modalités des contestations populaires afin qu’elles s’adaptent pour réagir au néolibéralisme s’imposant.
Depuis les années 2010, “la nouvelle dynamique féministe produit une reconfiguration des mouvements sociaux”. Les femmes se mobilisent fortement contre le sexisme et les abus de pouvoir qui lui sont associés. Elles articulent les revendications mettant en cause le sexisme et le racisme tout en s’attachant à élaborer “une perspective explicitement écologique” du travail et de l’existence. De toute évidence, elles relancent la notion de travail reproductif en questionnant la légitimité d’un éthos militant essentiellement axé sur ce qui est posé comme productif et configuré par le point de vue des hommes.

Le "travail reproductif" ou la possibilité d’une autre organisation sociale

Mettre fin au confinement des femmes de classes populaires dans la sphère du travail réputé improductif s’exécutant sur la base de leurs savoir-faire et savoir-être présupposés naturels ressort d’un chemin pavé d’avancées parfois significatives mais également de résistances patriarcales et sociétales très ancrées.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, même si les organisations syndicales peinent encore à admettre leur portée stratégique, les mobilisations de ces femmes ont incontestablement enrichi l’approche du travail et de ses enjeux pour la qualité de la vie en société. En effet, en s’impliquant dans les contestations, les femmes ont conduit à faire reconnaître que le travail ne se limite pas à la production de biens et de services échangeables mais qu’il génère aussi un ensemble d’usages possibles qui, par-delà les lieux de travail stricto sensu, peuvent participer au bien vivre et au bien-être de la population. Elles ont également introduit de l’horizontalité dans le processus décisionnel, auparavant très vertical, à l’œuvre dans les organisations syndicales. Bien que se départissant lentement des réflexes de la domination masculine, celles-ci sont poussées par les femmes en lutte à admettre que l’État n’est pas leur seul interlocuteur et, qu’à la base et à l’échelle locale, des pratiques alternatives et “désandrocentrées” sont envisagées ou déjà à l’œuvre.

Outre ses qualités informatives et sa lecture aisée, l’intérêt et la force de Mobilisées ! Une histoire féministe des contestations populaires tient dans son souci clairement revendiqué de proposer, à partir notamment de la catégorie de “travail reproductif”, une grille d’analyse théorique contribuant à mettre en résonance l’histoire du travail, l’histoire des mouvements sociaux et l’histoire des féminismes. Fanny Gallot donne à voir l’intelligence sociétale de femmes soucieuses de penser et questionner ensemble le singulier et le général, le local et le national, la démocratie directe et la démocratie représentative mais aussi l’émotion et la réflexion.

Chroniqueuse : Eliane Le Dantec

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