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Annette et Alberto Giacometti, Jean Genet et Abdallah Bentaga

David, Rémi, Mourir avant que d’apparaître, Gallimard, 25/08/2022, 1 vol. (165 p.), 18€.

Lorsqu’il meurt en 1986, à l’âge de 75 ans, Jean Genet est déjà entré depuis longtemps au panthéon des lettres françaises. Dès la fin de la guerre, l’ancien enfant abandonné, petit voyou qui a connu la rue et la prison avant de se transformer en poète, est l’une des figures incontournables du milieu littéraire parisien. L’érotisme et l’évocation sans fard de l’homosexualité dans ses premiers romans choquent la bonne société encore pétrie de conservatisme. Ses pièces engagées suscitent la polémique, mais sont traduites et jouées dans les théâtres du monde entier. En 1952, Sartre est chargé de rédiger la préface des œuvres complètes du mauvais garçon de la littérature. C’est finalement un énorme essai de près de 600 pages qui sort de la plume du philosophe : Saint Genet, comédien et martyr. L’aura de l’écrivain est alors à son zénith.

La rencontre de deux abandonnés

Lorsqu’Abdallah, dix-huit ans, rencontre Genet pour la première fois, dans l’appartement parisien d’Olivier Larronde poète opiomane qui « tenait salon comme faisaient les comtesses, duchesses et vicomtesses des siècles plus anciens », il est loin de se douter qu’il a affaire à l’un des écrivains les plus célébrés de sa génération

Jean de toute évidence était différent des autres convives. Il parlait avec simplicité. Abdallah comprenait parfaitement ce qu’il disait et ne devait pas chercher des parades pour cacher son inculture car Jean, contrairement à ceux qui l’avaient abordé près du buffet, ne parlait pas de livres mais de tout et de rien. Il devait lui aussi venir d’un autre monde que celui des brillants, des Parisiens, des intellectuels.

Comme Genet, Abdallah est un enfant abandonné. Son père, Algérien originaire de Kabylie a quitté le foyer peu de temps après leur arrivée en France, à la fin de la guerre. Sa mère, Allemande et handicapée, se trouve dans l’incapacité de s’occuper de lui. Lors du passage du cirque Pinder à Paris en 1946, elle confie son fils aux bons soins du directeur qui l’emmène en tournée. Abdallah a dix ans. Il se lie d’amitié avec Ahmed et devient acrobate comme lui. Après sept ans sur les routes, c’est avec Ahmed qu’il s’installe dans un minuscule appartement à Paris et c’est par l’intermédiaire de Diane Deriaz, une ancienne trapéziste de Pinder, amie d’Olivier Larronde, qu’il se retrouve un soir dans le même salon que Genet…

Et Genet créa le funambule…

Rémi David raconte l’histoire d’amour entre les deux hommes avec beaucoup de retenue. Il s’est appuyé pour cela sur de nombreux travaux de chercheurs, spécialistes de l’œuvre de Genet, les témoignages de ses amis mais aussi des lettres et documents inédits. Dans une langue sobre, sans jamais chercher à se mettre en avant, l’auteur laisse, dès qu’il le peut, la parole aux protagonistes de son récit. Devenu l’amant d’Abdallah, Genet qui « était de ces hommes, qui aiment les hommes qui aiment les femmes » va lui consacrer un magnifique poème en prose « Le Funambule » que le lecteur curieux sera tenté de lire, sitôt le roman refermé. Jean Genet ne s’est pas seulement contenté d’imaginer Abdallah en train de danser sur un fil tendu au-dessus du vide. Il souhaite réellement initier le jeune homme, de vingt-six ans son cadet, à cet art subtil. Ne parvenant pas à trouver de professeur, c’est l’écrivain lui-même qui finit par prendre en charge sa formation. Lorsque arrive l’ordre de conscription pour aller combattre en Algérie, Abdallah déserte et suit Genet à l’étranger : la Turquie, la Suède, l’Italie puis le Danemark. L’écrivain est un maître d’une grande exigence qui ne se satisfait pas de l’approximation :

Genet, lors des entraînements, ne pardonnait rien à Abdallah, ne laissait rien passer. Son numéro était absolument splendide : pour Genet, ça n’était pas assez, ça n’était pas parfait. Il était Pygmalion, il sculptait Abdallah tout comme Giacometti sculptait une statue.

Dans Mourir avant que d’apparaître une citation tirée du poème Le Funambule, Rémi David propose de découvrir une facette méconnue de Jean Genet. À la fin des années 1950, ce dernier délaisse sa plume pour consacrer toute son énergie à porter son jeune amant au firmament. Il le façonne selon son désir et sa conception très stricte de l’art. Le destin tragique d’Abdallah permet aussi d’éclairer la dernière partie de la vie de l’écrivain, qui entretiendra jusqu’à sa mort un rapport de plus en plus contrarié à l’écriture. Abdallah ne fut pas seulement un amant de passage et à certains égards, son numéro de funambule pourrait être vu comme une fascinante œuvre d’art faite chair.

Image de Chroniqueur : Jean-Philippe Guirado

Chroniqueur : Jean-Philippe Guirado

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