Chronique de Jean-Jacques BEDU
Marcher dans les pas d’Ibn Arabi pourrait être l’œuvre de toute une vie. Suivre les pérégrinations du « maître des maîtres » entre l’Andalousie, le Maghreb et le Proche-Orient, reviendrait à abandonner son existence à la quête perpétuelle de la Vérité durant un processus initiatique sans fin. Et que dire de son œuvre littéraire, si féconde ; il ignorait lui-même le nombre d’ouvrages qu’il avait écrit ! La pensée d’Ibn Arabi (1165-1240) est si complexe, hermétique et fascinante, qu’elle fait aujourd’hui l’objet d’études universitaires aussi nombreuses qu’absconses. Elles nous paraissent réservées aux grands érudits ou aux étudiants en théologie. En profane, voire en ignorant que nous sommes, la pensée d’Ibn Arabi nous était alors interdite, jusqu’à la lecture de l’ouvrage de Fawaz Hussain.
Car c’est avant tout la raison d’être de ce magnifique roman : « s’initier » à la pensée d’Ibn Arabi en marchant dans ses pas au sein de la ville où il a vu le jour. L’auteur, né en Syrie au sein d’une famille Kurde, nous invite à un voyage de Damas – lieu où se trouve le tombeau du maître – jusqu’à Murcie, celui de sa naissance. L’enjeu du livre est multiple et, plus qu’un roman, nous sommes en présence d’un ouvrage d’une grande érudition qui nous ouvre à la pensée d’Ibn Arabi, nous offre une leçon d’histoire en nous ôtant toute illusion sur ce que fut durant sept siècles Al-Andalus : « le mythe d’une Hispanie musulmane exemple d’harmonie religieuse, culturelle et sociale ne tient pas debout. » (P. 107) L’auteur nous rappelle également ce qu’est devenu l’islam contemporain :
« Quant aux Arabes des pays du Golfe, ceux qui prétendaient être de vrais musulmans au service des lieux saints, ils étaient plutôt la honte de la Création et de l’islam. Il n’y avait pas si longtemps, ces Bédouins se lavaient encore les cheveux avec l’urine des chameaux. Ils finançaient à présent la construction des mosquées salafistes partout dans le monde, mais leur fin était proche. Les poches bourrées de pétrodollars, ces mécréants avaient transformé les capitales comme Damas, Le Caire et surtout Beyrouth en d’immenses bordels. »
Puisse Fawaz Hussain, auteur courageux, être entendu et surtout que ses paroles soient prophétiques. Ce que nous devons à la philosophie arabe, inspirée de la sagesse grecque alors volontairement perdue par l’Occident chrétien, (« sage » est l’un des 99 noms de Dieu dans le Coran) est immense, et en particulier dans le domaine des sciences. Ibn Arabi est peut-être le plus grand philosophe arabe de tous les temps. J’y ajouterai, à titre personnel, Mansur Al-Halladj et Farid Al-Din Attar dont « Le Cantique des oiseaux » – dans la traduction de Leili Anvar – est une pure merveille.
Ibn Arabi était le philosophe de l’amour – il faut lire son « Traité de l’amour » – et quand le narrateur croise la « beauté suprême » en visitant le tombeau d’Ibn Arabi, on comprend que c’est une apparition théophanique ; l’image de Nizam, cette jeune femme particulièrement instruite, fille d’un maître soufi et qui inspira au « maître des maîtres » des poèmes d’amours contenus dans « L’Interprète des nostalgies ». Et lorsqu’il s’en ouvre au mystérieux Miguel qui, durant l’espace de quelques heures irréelles, l’accompagne dans les pas d’Ibn Arabi à Murcie, il le rassure :
« Quand on vit avec lui, je veux dire par là quand on vit avec sa pensée, on est sujet à ce genre de visions, d’apparitions, de rêves diurnes, de théophanies. Je pense qu’il riait sous sa cape en vous voyant dans cet état extatique, les traits métamorphosés par le souffle de la beauté suprême. Vous n’avez rien à vous reprocher, le Prophète de l’islam avait dit : « Allah est beau et Il aime la beauté. » Je peux vous confirmer que c’était ce que le maître attendait de votre visite, devrais-je dire de vos retrouvailles. Qu’avons-nous à faire d’une tombe, de quelques coudées de tissu vert et de bloc de marbre ? »
On ne peut qu’apprécier la lecture et la double intrigue amoureuse de ce roman. Le style est poétique, didactique. Chaque page retient le penseur sur le chemin de la vérité, qui est celle du philosophe arabe. Il est impossible de se détacher du livre de cet auteur exilé en France, car l’exil est aussi le thème du roman. C’est un auteur méditerranéen et talentueux que nous suivrons.
Il y a un autre grand personnage de l’islam, qui a connu l’exil en France, et dont le vœu était de reposer auprès d’Ibn Arabi qu’il nommait : « le plus grand de tous les maîtres ». C’est l’Émir Abdelkader. Selon son souhait, le maître soufi est inhumé à Damas le 26 mai 1886, mais ses cendres ont été rapatriées en Algérie en 1966. Il avait écrit : « Si les musulmans et les chrétiens me prêtaient attention, je ferais cesser leurs divergences et ils deviendraient frères à l’intérieur et à l’extérieur ; mais ils ne m’écouteront pas, parce qu’il est préétabli dans la science de Dieu, qu’ils ne se réuniront pas dans une même pensée… »
Le magnifique roman de Fawaz Hussain est à mettre entre toutes les mains. Il réussit le tour de force de nous rendre Ibn Arabi familier et de donner raison à L’Émir Abdelkader, deux grands maîtres qui ont reposé à Damas, si proches l’un de l’autre, mais si loin en pensée de tant de musulmans…
Jean-Jacques BEDU
Chronique de Robert SCTRICK
Ce n’est pas simplifier à outrance que de prétendre que, dans la matière d’un roman, il n’y a que deux catégories de faits, et d’ailleurs la vie n’est-elle pas coulée sur ce modèle ? Parmi les faits, donc, certains déboulent sans qu’on les ait vus venir, et même quand ils sont là, on se demande s’ils sont justifiés par quoi que ce soit. « La marquise sortit à cinq heures », oui, bon, peut-être lui a-t-il fallu tout ce temps pour se pomponner, mais c’est nous, lecteurs qui construisons les enchaînements, dont rien ne nous garantit qu’ils soient bien pensés. Appelons faits « contingents » ces événements, ces traits, ces mots, que l’on cueille sans raison, et « nécessaires » ceux qui leur sont juste opposés : ceux qui ont une raison quasi scientifique de se produire, quand nous en connaissons les causes et en prévoyons les effets. Julien Sorel ne peut pas ne pas mourir, alors que seule sa mort donnera un sens à son destin.
Comme tous les romanciers du voyage et donc de l’exil, Fawaz Hussain en brasse, des événements. Surtout que ce bougre-là ne se contente pas de voyager dans l’espace (son roman est bien antérieur au confinement pour pandémie), il nous promène dans le temps. C’est un aujourd’hui coulissant qui nous est proposé, et peu d’artistes du récit ont réussi cette prouesse quasi cinématographique, ce qui est méritoire quand on ne travaille qu’avec des mots, de superposer beaucoup d’images sur un même plan, je ne vois que Nerval, et un peu Breton qui savent ainsi nous égarer : nous sommes à Murcie, le narrateur a encore à remplir ce qui lui reste de sa mission, mais sa dernière nuit sera peuplée d’une visite : qui est là ? X, Y, l’ombre salutaire de l’une ou de l’autre, le rêve, ce gardien du sommeil qui fera son office apaisant ? On aimera dans ce roman la figure qu’il construit. Pardi ! direz-vous, c’est en toutes lettres sur la couverture, et qui n’a pas entendu parler de ce mystique né dans la Péninsule ibérique et mort à Damas, après bien des pérégrinations ? Bien sûr, mais rien que cet état civil compris entre les deux bornes où s’inscrit la carrière de tout humain, qu’il s’agisse d’Ulysse ou de son porcher, cet itinéraire simplifié se ramène-t-il au schéma des historiens, que mettent si bien à profit les biographes ? C’est là que prend son sens la distinction entre contingent et nécessaire : le biographe met à nu une logique qui s’affirme au fil du temps, le romancier veut nous surprendre à chaque instant. Le romancier, ne généralisons pas, l’auteur, le poète dont vous avez le livre en main, oui. On a fait plus haut allusion à Nerval : il est vrai qu’il était exilé de la raison, mais quand il demande à cor et à cri : « Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie », n’en a-t-on pas ici une réminiscence – je ne soupçonne pas la folie de notre auteur, je dis seulement que tous les vrais poètes sont hors du cadre à un moment ou à un autre, out of focus, comme dirait Woody Allen. La réminiscence, la voici, selon moi : contemplant la rivière qui arrose Murcie, le narrateur est soudain transporté en Mésopotamie, cet « entre-deux-fleuves » qui s’ensable (dans le souvenir essentiellement), ce lieu où naquit l’écriture, mais qui renaissait aussi allée des Cygnes (faut-il l’écrire des signes ?) : quels que soient les fantasmes qui agitent l’esprit nostalgique du promeneur de la rive, tout s’anime, la Seine, la Segura. « J’aimais bien regarder les lumières de la capitale accourir vers la Seine et frissonner dans les eaux sombres où des sirènes secouaient leur crinière d’algues », voilà pour Paris ; à Murcie, il en va de même : « une grande sculpture en bronze d’un poisson échouée au milieu du fleuve faisait apparaître sa tête et sa queue. Quand elle s’animait, elle lançait un puissant jet d’eau et de poésie sans toutefois quitter sa place. » Pas de doute, le cordon ombilical avec l’écriture, la vocation du romancier, est dans l’élément liquide, Bachelard l’a dit tellement mieux que moi !
Ce voyage à Murcie est une réparation. C’est la dette du romancier à lui-même. Comment lire autrement le cours d’histoire que lui fait Miguel Palacios, l’érudit local (une présence, celui-là, mais chut) ? Miguel, comme le père du chevalier à la Triste Figure, l’homme qui se bat contre les moulins à vent à force d’avoir trop lu de livres. L’errance, voilà le point commun entre Cervantès, Ibn Arabi, et d’autres encore (le narrateur, probablement), des auteurs prolifiques qui ne sont jamais là où on les attend, même quand on croit les palper, leur parler, ce sont des vagues spirituelles qui nourrissent plus sûrement et plus confortablement que ces petits déjeuners d’hôtel, quelle déconvenue ceux-là ! Risquons une interprétation bien tentante. C’est Fulgencia (celle qui « brille de tous ses feux »), l’hôtesse murcienne, qui nous y pousse, avec son accent, elle qui a pourtant beaucoup vécu à Paris, mais pas assez pour prononcer tout à fait comme il faut les consonnes difficiles – difficiles pour une hispanophone – de notre langue. Elle dit les îles pour l’exil. Elle le dit même en un mot (comment le narrateur a-t-il pu le savoir, mais bref, laissons-lui le plaisir de condenser, comme dirait Freud, qui rappelle qu’en allemand, le poète, Dichter, est celui qui « condense »), et ce « lesîles » revient souvent. Mais lisons-le autrement : Freud, puisqu’il était question de lui, dit : Wo es war, soll ich werden, « Où il y avait du ça, JE doit advenir ». Eh bien, nous tenons le passage, cette mue dont doit sortir l’homme nouveau : l’exil, c’est la troisième personne révolue, que je ne suis plus parce que j’ai perdu ma robe, et que mes réminiscences sont plus vastes que le monde connu, avec son Orient et son Occident, que je suis larve, mais une larve qui pense, qui aime et se projette.
Robert SCTRICK
Jean-Jacques BEDU / Robert SCTRICK
Contact@marenostrum.pm
Hussain, Fawaz, « Murcie, sur les pas d’Ibn Arabi », Ed. du Jasmin, « Jasmin littérature », 29/09/2020, 1 vol. (137 p.), 18,00€.
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Retrouvez également l’entretien de l’auteur dans AL BAYANE
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