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Dans son nouvel ouvrage aussi concis que passionnant, l’historien Jacques-Olivier Boudon interprète l’épopée napoléonienne à la lumière de l’Antiquité, jusqu’à faire de l’empereur des Français, le dernier héritier de la Rome impériale.
C’était évident, mais je n’avais jamais fait le rapprochement que réussit le président de l’Institut Napoléon dans ce livre paru aux éditions Les Belles Lettres, “Napoléon, le dernier Romain”. Il y a les intentions de l’homme bien sûr, mais aussi et surtout la manière dont il était perçu, à la fois durant son règne comme dans le mythe qui lui a survécu après sa mort sur l’île de Sainte Hélène, le 5 mai 1821.

On mesure à la lecture d’un tel ouvrage, la prégnance, parmi les élites au moins, de l’Antiquité romaine dans la culture du XVIIIe siècle. En partant à la conquête de l’Égypte pour contrer les Anglais et en soumettant l’Europe, c’est Alexandre et César que Napoléon semble ressusciter. Se plaçant dans les pas de ces illustres modèles, Napoléon cherche “davantage que la puissance acquise sur l’instant”, “la pérennisation de son action” et “à forger une mémoire qui enracine son œuvre dans le temps”. S’inscrire dans l’histoire comme les généraux antiques ! Le parallèle avec Jules César est le plus marquant. Il est le personnage historique le plus volontiers cité dans ses discours comme dans sa correspondance. Comme le Romain, Napoléon est à la fois issu de l’élite et de l’obscurité : la gens Julia, prétendait descendre de Vénus elle-même, mais ne s’était guère illustrée jusqu’à César, et la petite noblesse corse de Napoléon était très éloignée des fastes du régime impérial. Les deux hommes se sont élevés seuls, sûrs de leur destin. Pour Bonaparte, c’est d’abord le siège de Toulon, le pont d’Arcole et la campagne d’Égypte. Le pays des pharaons ne peut que renforcer sa filiation avec César. On répète encore (déformé) son mot célèbre, rapporté par Vivant Denon et adressé à ses soldats aux portes de du Caire : “Allez, et pensez que du haut de ces monuments quarante siècles nous observent”. Napoléon n’a aucune affection pour la succession d’empereurs romains, qu’il ne cite jamais ou presque. Il ne faudrait pas qu’on projette sur lui leurs excès et leur folie. À Sainte Hélène, lisant les “Commentaires sur la guerre des Gaules”, il déplorera son échec comme César, assassiné. “Mais l’issue tragique participe de la construction du mythe”, commente Jacques-Olivier Boudon.

Les références à l’Antiquité se multiplient, se démultiplient sur tous les supports. D’abord, l’image d’un jeune général au milieu de ses soldats, tel Alexandre, comme dans le tableau d’Antoine-Jean Gros, “Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa” (1804). Il est un héros parmi les héros. Ainsi à la mort du général Desaix à Marengo, la gloire du soldat sacrifié pour la victoire semble rejaillir sur Napoléon dans le souvenir de la bataille, superposant à une réalité (Desaix est mort sur coup), un général recueillant ses derniers instants. Le “Bulletin de la Grande Armée” participe à construire l’image d’un général adulé de ses soldats, comme après la bataille d’Austerlitz : “Il serait impossible de peindre l’enthousiasme des soldats en le voyant”. Petit à petit, le laurier vient couronner la tête impériale, sur les pièces comme sur les médailles du nouveau régime qu’il instaure. Au “jeune et ardent général, échevelé”, l’iconographie met en place “un homme plus mûr arborant une coiffure à la Titus qui le fait ressembler aux empereurs romains”, commente encore l’auteur.
Au-delà de la construction et de la circulation d’une véritable propagande impériale, Napoléon est bien quelque chose comme un mythe, salué par les artistes ravis (Stendhal, Balzac, Hugo), respecté par ses opposants (Lamartine, Vigny, Chateaubriand). À l’instar des empereurs romains, divinisés par le rituel de l’apothéose, quelque chose de comparable et de plus durable se met en place depuis son exil après Waterloo. S’il n’a pas réussi à installer durablement l’empire, il a fondé tout le siècle politique qui s’ouvrait alors jusqu’à nos jours, en imposant son image de chef de guerre, de chef d’État, de légende. Chateaubriand a reconnu dans une formule restée célèbre : “Vivant, il a manqué le monde ; mort, il le possède”. Pour s’imposer, il fallait une chute. L’exil au large des côtes africaines sur une île de l’Atlantique, les brimades d’un gouverneur anglais peu magnanime. Sa correspondance étant ouverte, son silence s’ajoute à l’éloignement et ne pouvait que donner davantage d’échos aux récits de ceux qui avaient partagé sa gloire ou son isolement. Il n’a plus besoin d’analogie avec les grandes figures du passé comme dans le poème “À la colonne de la place Vendôme” de Victor Hugo :

“Et pour qu’il fît pâlir sur nos places publiques
Les frêles héritiers de vos noms magnifiques
Alexandre et César.”

Après sa mort, Napoléon n’est plus homme, c’est une silhouette singulière, reconnaissable entre toutes, projetant son ombre agrandie dans les mémoires, comme dans la chanson “Les souvenirs du peuple” de Béranger :

“Il avait petit chapeau
avec redingote grise.”

Deux cents ans après la mort de l’homme, continuateur et fossoyeur de la Révolution, les discussions sont encore vives quant à sa mémoire. Commémorer n’est pas célébrer et l’on pourrait attendre d’un peuple plus raisonnable, que la distance que donne le temps contribuerait à apaiser le débat. Preuve peut-être de l’importance évidente de ce personnage qui a marqué de son empreinte les contours juridiques, les institutions et la vie politique française jusqu’à aujourd’hui. Selon Tocqueville “quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres”. Qu’il est difficile d’avancer sereinement vers l’avenir lorsque les regards sont tournés vers le passé, vers des temps prétendument meilleurs ! Pour aller de l’avant, il faut embrasser l’ensemble de son histoire, les bons moments comme les mauvais. “Napoléon, dernier des Romains” n’est pas un livre tourné vers une époque abolie : il offre au lecteur attentif des clefs de compréhension de son histoire et, par conséquent, il permet de mieux comprendre le présent.

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

Boudon, Jacques-Olivier, “Napoléon, le dernier Romain”, Les Belles lettres, 09/04/2021, 1 vol. (167 p.), 19,00€

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