Ces débats passionnés sur les réseaux, ces empoignades, ces injures, des crêpages virtuels de chignons et de barbes auraient une signification et une fonction dans l’évolution. Qui l’aurait cru ! Nous avions commencé à discuter et déjà nous engueuler autour d’une cervoise, une bière primitive, et peut-être dès l’avènement du néolithique, nous avons poursuivi dans nos pubs, nos estaminets, nos bistrots, pour continuer sur la toile, une toile à la dimension désormais d’un comptoir en voie de « planétisation », selon l’expression de Pierre Teilhard de Chardin, ce « jésuite-brancardier-paléontologue-philosophe-métaphysicien et théologien », le co-inventeur de la Noosphère et le héros de cette jubilante enquête menée par un maître du genre, Patrice Van Eersel, auteur de « La Source Noire » (1987), du « Cinquième Rêve » (1993), de « La Source Blanche » (1995), etc. Causeries et pugilats ne sont pas nouveaux ; nouvelle en revanche l’universalisation de la chose, sa manière de travailler en profondeur ce que nous sommes et ce qu’est la vie sur cette planète dansant dans la nuit noire, la nuit sans bord. C’est simplement une question d’échelle : quand la confrontation a la dimension d’un bar de quartier et qu’elle se poursuit tard dans la nuit, elle importune au mieux les voisins ; quand il s’agit d’un forum en ligne de plusieurs millions d’individus ou de consciences, les uns moutons les autres loups solitaires, le cuir chevelu de la Terre lui-même en est traversé, quelque chose de son noyau est transformé. C’est la théorie que soutinrent deux éminents aventuriers de l’esprit dans ce temps parenthèse qui sépara une boucherie d’une autre boucherie, la première de la seconde guerre, planétaire elles aussi. Chacun ayant travaillé et eu des révélations de son côté, leur rencontre eut lieu à Paris, la première fois le 26 novembre 1924 dans l’appartement du philosophe Édouard Le Roy, rue Cassette, à quatre heures précises de l’après-midi. Les grands événements laissent toujours une trace dans le temps.
Chimiste et minéralogiste russe, Vladimir Ivanovitch Vernadski (1863-1945) a révolutionné ses disciplines d’expression en introduisant notamment l’idée totalement nouvelle et transdisciplinaire d’une biogéochimie. Par son intelligence propre, explique le savant russe, la vie biologique met en branle des flux de matière et d’énergie infiniment supérieurs à ceux engendrés par la seule géologie minérale, elle accélère tous les processus terrestres dans des proportions extravagantes, constituant de la sorte la force géologique numéro un de la surface de notre planète. L’idée très simplement exprimée revient à concevoir que la Terre lorsqu’elle est roche et magma ne tourne pas de la même manière que lorsqu’elle est roche, magma et vie grouillant à sa surface et dans ses chairs, et pas non plus quand elle intègre la gigantesque activité mentale qu’une espèce prédatrice, qualifiée par elle-même de « sapiens sapiens », sage deux fois, s’est mise à déployer, portée par un nombre toujours plus grand de consciences ou d’inconsciences. Intuitions étayées aujourd’hui par la science qui parle d’anthropocène depuis que le météorologue et chimiste de l’atmosphère Paul Josef Crutzen et le biologiste Eugène Stoermer en popularisèrent le terme. Nous ne sommes pas seulement une espèce bavarde, bruyante, sale, prédatrice et destructrice : nos activités, toute cette technosphère constituées de toutes nos techniques, de la pierre taillée aux réacteurs atomiques et au foisonnement internet, ont une telle incidence sur la biosphère qu’elles sont devenues une « force géologique » majeure aiguillonnée par une accélération exponentielle et incontrôlable.
Face à lui, Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), jésuite et paléontologue français d’une quarantaine d’année dont les ouvrages révolutionnaires, sur bien des plans, n’ont pas été publiés de son vivant, savant illuminé et dont les principales intuitions ont été acquises au contact des martyrs des tranchées de la Grande Guerre. Teilhard, comme son collègue russe, s’accorde pour dire que l’ensemble des activités mentales et psychiques de l’humanité depuis qu’elle verbalise, pense, rêve, imagine, crée, conçoit, tisse autour de la Terre ce qu’il appelle une « noosphère », terme proposé d’ailleurs par Vernadski avant lui. Qu’est-ce que la noosphère : quelque chose comme une couche de conscience constituée non plus d’oxygène mais de toutes nos pensées, de tous nos rêves, une autre atmosphère entourant l’atmosphère terrestre, et de plus en plus serrée et dense à mesure que nous nous développons, génératrice d’un lent mais irrésistible éveil où chacun, comme dans une pièce concertante, tient sa place et son rang – notion vers laquelle Carl Gustav Jung s’était lui-même porté en parlant pour la première fois, lors d’une conférence devant le Club de psychologie analytique de Zurich « d’inconscient collectif ». Un « cloud », si l’on veut, mais encerclant toute la planète et se développant au rythme où évoluent nos fiévreuses et hirsutes activités. La vision de Teilhard n’est pas celle d’une foire d’empoigne comme précédemment décrite, mais d’une symbiose et harmonie croissantes impliquant chaque conscience, l’avènement du règne de la lumière où chaque flamme individuelle concourt à l’embrasement général des cœurs. Parler de « cerveau global » ne semble pas délirant avec le recours à Internet et le système des réseaux sans plus de frontière. Pourquoi l’idée d’un « cœur global » suggérée par Vladimir Ivanovitch Vernadski et Pierre Teilhard de Chardin serait-elle a priori écartée parce que trop naïve, ou trop New Age, ou trop Baba cool, ou trop angélique, tous les qualificatifs par lesquels on accroche les plus belles utopies au gibet de la raison ?
Formidable dialogue entre ces deux esprits comme on peut le subodorer et comme le met en scène Patrice Van Eersel qui offre dans la grisaille ou les ténèbres ambiantes, matinées de collapsologie, une éclaircie inattendue. Les portraits de l’un et l’autre savants, leur cheminement vers cette rencontre à l’instigation d’Édouard Le Roy, successeur à l’Académie française au fauteuil d’Henri Bergson, sont racontés par le prisme d’un roman où l’auteur lui-même cherche à remotiver le jeune Sacha qui ne voit plus très bien les raisons de se lever pour aller bosser si tout est déjà joué, plié, si le compte à rebours est enclenché. Faire ou ne pas faire, telle n’est plus la question si le simple fait de naître « sapiens » nous fait participer à l’avènement de la noosphère : « Le Monde, pris comme un Tout, est assuré d’aboutir, c’est-à-dire de parvenir toujours à un état supérieur de conscience. » Mon univers, in « Écrits du temps de la guerre » (1916-1919).
Jean-Philippe de TONNAC
articles@marenostrum.pm
Van Eersel, Patrice, « Noosphère : éléments d’un grand récit pour le 21e siècle », Albin Michel, 01/10/2021, 1 vol. (409 p.), 21,90€
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