Vingt chapitres pour relater l’indicible. Vingt chapitres pour exposer l’inhumanité. Vingt chapitres pour lutter contre l’oubli. Voilà ce que propose la « Nouvelle histoire de la Shoah ». Dans cet essai, dirigé par les historiens Alexandre Bande, Pierre-Jérôme Biscarat et Olivier Lalieu, un collectif de vingt auteurs de renom a apporté son expertise sur l’histoire de la Shoah et les défis liés à la défense de sa mémoire. L’objectif de cet ouvrage est simple : « fournir des clés de lecture claires et précises pouvant servir d’arguments face aux propos négationnistes et complotistes ».
Les deux premières parties de l’essai proposent de revenir sur les principales étapes ayant conduit au processus génocidaire et sur la Shoah en France. Les enjeux mémoriels et éducatifs qui en découlent sont abordés dans la troisième partie, avant d’ouvrir le propos dans une quatrième partie consacrée aux « questions sensibles » liées en particulier à la préservation de cette mémoire, menacée par le négationnisme ou le complotisme. Il s’agit par conséquent d’une œuvre mémorielle, un combat contre l’oubli.
Pour ne jamais oublier l’élimination systématique des « incapables », des enfants « physiquement déformés » et des handicapés mentaux dans les chambres à gaz camouflées en salle de douche des centres de mise à mort T4.
Pour ne jamais oublier les déportations massives, l’opération « Barbarossa » ou la mise en œuvre de la Solution finale destinée à anéantir « le problème juif ».
Pour ne jamais oublier le rôle des ghettos – ces lieux de transit avant la « Solution finale » – dans le processus génocidaire. À partir de 1941, les ghettos deviennent des « centres de regroupement préalable à la déportation vers les centres de mise à mort ». Face à leur funeste destinée, les populations des ghettos organisaient, dans la clandestinité, leur survie à travers la « résistance culturelle » : des plumes face aux canons.
Pour ne jamais oublier que la Shoah, ce sont aussi des centaines de milliers de fusillés, de tous âges, entassés dans les charniers aux abords des villes et des villages des territoires conquis par le Troisième Reich.
Pour ne jamais oublier l’expérience de la mort de masse, les camions à gaz mobiles, les chambres à gaz, les fours crématoires et toute l’ingéniosité de l’humain déployée au profit du Mal absolu par des individus déshumanisés. Le rapport Jäger en est l’une des illustrations : en 1941, son bataillon de tueurs itinérants a éliminé plus de 137 000 personnes en cinq mois. Loin de faire montre de quelconques états d’âme, l’officier allemand s’émeut plutôt des défis logistiques et organisationnels posés par cette mission : « rassembler les Juifs, creuser les fosses, acheminer les futures victimes, protéger le périmètre (…), l’étendue des espaces à couvrir pour les unités (d’assassins) qui les amène à parcourir de très longues distances ». Ce type de rapport, issu du terrain, a conduit les dirigeants allemands à adapter les pratiques de tuerie de masse en les centralisant.
Pour ne jamais oublier les conditions dans lesquelles les Juifs des territoires soviétiques occupés ont été « sauvés » : rencognés, terrés, condamnés à la clandestinité, à la renonciation de leur identité pour espérer un avenir. Quand ils ne se faisaient pas violer, asservir ou vendre aux autorités par leurs bienfaiteurs.
Pour ne jamais oublier le génocide et les persécutions dont furent également victimes les Roms et Sinti en Europe. Tous les « nomades », les « gitans », les « Tsiganes hybrides » (Zigeunermischlinge ou ZM), considérés comme des parias, des parasites, des criminels bons pour la potence, de la Pologne à la Slovaquie, en passant par la Hongrie, la Slovénie, la Roumanie, l’Italie ou la France.
Pour ne jamais oublier la politique de Vichy, la grande rafle de juillet 1942 ainsi que la traque des Juifs qui s’en est suivie entre 1943 et 1944. Pour se rappeler qu’en France « comme nulle part ailleurs en Europe, la mise en œuvre de la Solution finale a donc reposé sur l’administration traditionnelle ». Comme si l’extermination des Juifs n’était en somme qu’une simple politique publique.
Pour ne jamais oublier que les politiques de persécution menées en France ont conduit nombre de Juifs à intégrer des mouvements de résistance.
Pour ne jamais oublier le rôle des anonymes, femmes et hommes ordinaires qui, « sans gestes extraordinaires mais par une résistance du quotidien », ont contribué à l’aide ou au sauvetage des Juifs en France.
Pour ne jamais oublier les renseignements dont disposaient les Alliés mais qui, au nom de la raison d’État ou pour des raisons de politiques internes, ont été passés sous silence ; ou la contribution du monde arabo-musulman à l’effort de guerre nazi.
Autant de sujets qui participent à la lutte « contre l’indifférence et l’oubli » (Simone Veil). Mais cette lutte passe aussi par les visites ou les voyages d’études sur les lieux de la Shoah. Pour voir les sites où périrent des millions d’êtres humains, entendre la barbarie dont ils furent victimes, toucher les murs de leur calvaire, goûter l’âpreté de leur désespérance et sentir leur mort. La « force des lieux » est un élément central du travail de mémoire. Son impact doit toutefois être mesuré, en particulier auprès des plus jeunes. « Il ne suffit (…) pas de plonger des élèves dans l’horreur de la Shoah pour les transformer en citoyens davantage éclairés ». L’œuvre mémorielle impose ainsi un dosage délicat entre la nécessité de combattre contre l’oubli et les défis liés à l’enseignement de la Shoah en France, qui ne doit pas occulter les autres atrocités commises par les êtres humains. La comparaison de trois grands génocides perpétrés au XXe siècle (génocide des Arméniens de 1915, génocide des Juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale et génocide des Tutsis en 1994) met en exergue la complexité et « la singularité de chacun de ces événements en même temps qu’elle contribue à en identifier les différences, tout en évitant le piège grossier de la concurrence des victimes ».
Enfin, à l’ère des réseaux et la société numérique globalisée, cette guerre contre l’oubli est aujourd’hui menacée par les discours négationnistes et le complotisme, cette « antichambre de l’antisémitisme » dans laquelle survivent les « idées zombies » (Steven Poole), ces idées que « l’on peut tenter de tuer mais qui ne mourront pas ». Si l’antisémitisme et les théories du complot qui l’accompagnent sont anciennes, elles n’ont cessé de se développer jusqu’à aujourd’hui. L’essai propose de les appréhender avec rigueur, de les déconstruire avec méthode, afin de mieux les identifier et lutter ainsi contre leur divulgation.
La « Nouvelle histoire de la Shoah » est une œuvre noire, sidérante. Pour offrir au lecteur des éléments clés et lui proposer une approche précise et actualisée de cette histoire, les auteurs ont réalisé un travail de recherche exigeant, fondé sur de multiples sources primaires et secondaires d’une qualité exceptionnelle (et parfois inédites ou méconnues). Ils signent là un ouvrage remarquable et essentiel pour ne jamais oublier la barbarie dont l’être humain a su faire montre durant cette sombre période de l’histoire du XXe siècle.
Florian BENOIT
articles@marenostrum.pm
Dirigé par Alexandre Bande, Pierre-Jérôme Biscarat et Olivier Lalieu, »Nouvelle histoire de la Shoah », Passés composés, 01/09/2021, 1 vol. (412 p.), 24€
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